...à l’ombre d’un jacaranda
e n t r e t i e n e x c l u s i f
Christine a enseigné les littératures de langue anglaise et la traduction à l’Université de Liège (Belgique) ; elle est membre-fondatrice du CIRTI (Centre interdisciplinaire de recherches en traduction et interprétation) et de la collection Truchements aux Presses universitaires de Liège. Christine est traductrice militante pour des associations altermondialistes et traductrice littéraire, avec une prédilection pour les poèmes. À côté d’articles et de recueils de textes, elle a publié des traductions de poèmes dans des magazines et des anthologies ainsi que quelques volume. |
Laure-Anne est poète, autrice, éditrice, consultante, traductrice et enseignante. Elle est d'origine anversoise mais réside en Californie depuis plus de trente ans. Elle a beaucoup partagé avec feu son mari le poète Kurt Brown. Elle a été nommée Poète Lauréate de la province de Santa Barbara, où elle vit actuellement. Depuis toujours son souhait est d’écrire une poésie à la fois exigeante et accessible à tous. |
Christine nous raconte:
Laure-Anne est une jeune femme de 80 ans, des traits fins, une grande vivacité d’expression. Elle est jeune de son enthousiasme et de ses convictions, de son amour de la vie et des autres, de son amour des mots, dans au moins trois langues, qui en fait une grande poétesse et une véritable philologue, au sens étymologique du terme.
Elle me reçoit (par la magie d’Internet) dans une belle pièce lumineuse de son bungalow à Santa Barbara, à côté d’un bouquet d’amaryllis de son jardin. Très vite, au lieu de l’entretien mené avec ordre et rigueur que j’avais préparé, notre rencontre devient une conversation foisonnante, où les thèmes se croisent et rebondissent, nourris d’ailleurs de nos intérêts communs tant en politique qu’en littérature et de similitudes dans nos vies familiales.
Elle me raconte un peu son passé (parce que je l’y invite). Fille unique de parents vieillissants de la bonne bourgeoisie d’Anvers, elle grandit sans recevoir beaucoup d’amour. Dès quatre ans, elle est placée en pensionnat. L’ambition de ses parents est d’en faire une jeune fille bien élevée qui se trouverait un mari avec une ‘bonne position’. Rebelle, elle va les décevoir sur toute la ligne. Elle se retrouve en internat au Lycée Léonie de Waha (Liège), une institution qui à l’époque recevait surtout des jeunes filles de la bourgeoisie, puis à l’abbaye de Berlaimont, sur une colline surplombant la vallée de l’Ourthe. Or déjà adolescente, elle se sent résolument de gauche et souhaite par-dessus tout faire du théâtre populaire. Elle réussira à emprunter cette voie, à mener sa propre vie et à suivre des cours d’arts dramatiques au Conservatoire de Bruxelles.
Son premier mariage avec un commerçant anversois lui laisse des souvenirs mitigés. Son mari était gentil, attentionné, mais elle s’occupait de tout dans le ménage, élevait leurs deux enfants, ne donnait guère que quelques heures de cours de français par semaine. Bref, elle se sentait étouffer. Quand ses enfants ont eu 16 et 13 ans, elle est partie avec eux pour les États-Unis. Et là a commencé pour elle une autre vie. Plus large, comme dirait Paul Magnette [1]. Plus lumineuse. Plus stimulante.
Elle y a rencontré celui qui allait être son mentor en même temps que son second mari et un beau-père idéal pour ses grands enfants, le poète Kurt Brown, décédé en 2013. Celui-ci avait lancé en 1976 des rencontres d’été pour écrivains et aspirants écrivains, l’Aspen Writers’ conference, dix jours de séminaires et d’ateliers entre adultes, un moment de stimulation intense qui se poursuit par des cours en ligne avec des personnes motivées aux quatre coins du monde. C’est ainsi d’ailleurs que Laure-Anne a rencontré Kurt, en se portant volontaire pour aider à l’organisation, ce qui lui donnait le droit de participer gratuitement. (Une anecdote à ce propos : Kurt lui demande de s’occuper du housing des inscrits, et elle proteste qu’il n’est pas question qu’elle fasse le ménage, n’ayant pas compris qu’il s’agissait de leur trouver où loger. Ironiquement, quelques mois plus tard, elle nettoyait la maison qui était devenue la leur…)
C’est ainsi qu’une partie de son activité d’enseignante se passe en ligne, avec ces poètes de tous âges. Par ailleurs elle organise des séminaires gratuits à la bibliothèque publique de la ville de Santa Barbara, là aussi pour des adultes motivés qu’elle guide avec bonheur vers les formes d’expression qui conviennent à chacun·e.
En Belgique déjà, elle écrivait des poèmes en néerlandais et en français, sans jamais arriver à les faire publier, par manque de magazines ou d’éditeurs intéressés. En revanche, aux États-Unis, elle trouve foison de petites maisons d’édition qui publient peu mais des ouvrages de grande qualité. Encouragée par son mari, elle a publié au moins cinq recueils de poèmes. These Many Rooms, le dernier en date (publié en 2019 par Four Way Books) explore la lumière qui se cache dans l’ombre du deuil. Celui sur lequel elle travaille actuellement sera composé de poèmes de 14 vers, donc des sonnets, mais non rimés, à l’écoute de la nature qui nous entoure et que nous saccageons trop souvent.
Seule ou avec Kurt, elle a également édité plusieurs anthologies (les premières fois ; hôtels, motels, bars et restaurants ; la vie sauvage dans les villes ; rebelles et renégats…). La dernière en date, While You Wait. Poems from Santa Barbara County, publiée par la toute petite maison d’édition Gunpowder Press en 2021, elle l’a éditée en tant que Poète Lauréate de la province de Santa Barbara ; elle y rassemble des écrivains de toutes provenances ethniques, dont des représentants du peuple Chumash, qui vivait là bien des siècles avant l’arrivée des Européens. Elle espère ainsi présenter une fresque de la diversité culturelle de sa terre d’accueil. Grâce aux dons récoltés, des exemplaires ont pu être fournis gratuitement non seulement aux bibliothèques, mais aussi dans les centres et cabinets médicaux voire les salons de coiffure, où ils offrent une lecture plus intéressante que les magazines qui figurent habituellement dans les salles d’attente.
Laure-Anne prodigue des conseils d’écriture, relit, corrige et tente d’améliorer les MSS qui lui sont soumis. Elle traduit également, des poètes étatsuniens en français et des poètes flamands en anglais, ainsi un recueil de poèmes d’Herman de Coninck, traduit avec son mari, The Plural of Happiness. Ces différentes activités, toujours en rapport avec la langue, se nourrissent réciproquement en un cercle vertueux. Elle insiste sur l’équilibre difficile mais nécessaire entre une recherche formelle exigeante (loin des formes bâclées de certains poètes contemporains adeptes du spoken word) et une écriture qui parle à tous et à chacune, qui en appelle aux sensations, au corps : une poésie démocratique, dit-elle, qui soit accessible aux sans-abris comme aux bourgeois, aux maçons comme aux professeurs.
Elle le constate tous les jours : le monde va mal. L’approfondissement des inégalités renforce les mouvements d’extrême-droite, le racisme et l’antisémitisme, comme si nous n’avions rien appris des horreurs du nazisme. Le changement climatique et ses conséquences sur l’environnement ont en mode fast forward, mais les mesures structurelles qui devraient être prises sont bloquées par le lobbying de multinationales. Il y a donc vraiment de quoi s’inquiéter pour nos petits-enfants. Pourtant, le bonheur est là, paisible, à portée de main, dans les fleurs du jardin, le ciel à l’aube, l’ombre tutélaire du jacaranda.
Un boulevard de Santa Barbara |
[1] Actuel président du Parti socialiste belge (francophone), auteur d’un livre intitulé La vie large. Manifeste écosocialiste, La Découverte, 2022.
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