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Susan Vo |
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Alexandra Tomić (née à Belgrade, en Yougoslavie) a vécu à Belgrade, Berne (Suisse), Cambridge (Royaume-Uni) et Leyde (Pays-Bas). Elle est titulaire d’une licence en langue et littérature françaises et en langue et littérature anglaises décernée par la faculté de philologie de l’Université de Belgrade (1982). Elle a travaillé en tant que traductrice et interprète au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie de 1994 à 2003, avant d’être nommée cheffe des services linguistiques de ce tribunal, poste qu’elle a occupé de 2003 à 2020. En 2013, elle a obtenu une maîtrise en études militaires de l’American Military University, avec spécialisation en commandement stratégique. Elle a entrepris un doctorat à l’université de Leyde en qualité de candidate indépendante (buitenpromovendus) en 2014 et a obtenu un doctorat en histoire en 2021. Sa thèse a porté sur l’histoire et la mémoire de la Première Guerre mondiale en Serbie. |
Susan Vo a obtenu un baccalauréat en histoire et une maîtrise en interprétation de conférence à l'Université d'Ottawa. Elle a passé un an à l'Institut libre Marie Haps de Bruxelles (Belgique), dans le cadre du programme Erasmus. Par la suite, elle a suivi une formation post-secondaire à l'Institut des Études internationales de Monterey*, en Californie. Après avoir acquis de l'expérience en travaillant comme interprète français > anglais pour le gouvernement fédéral canadien et l'Organisation des Nations Unies, elle est actuellement établie comme indépendante et assure des services d'interprétation, de multilinguisme et d'organisation de conférences.
* rebaptisé depuis Middlebury Institute Alex a été chargée de cours à l’Université de Belgrade de 2017 à 2022. Elle continue d’enseigner dans différentes universités à titre ponctuel. Elle réside actuellement à Bruxelles, en Belgique. |
La traduction de cette interview vers le français a été réalisée avec la précieuse aide de notre contributeur fidèle, René Meertens, linguiste du mois de janvier, 2019 et auteur du Guide anglais-français de la traduction.
Vous avez travaillé au Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY), puis à la Cour pénale internationale (CPI), à la Haye dans les deux cas. Pouvez-vous indiquer à nos lecteurs les différentes fonctions que vous avez exercées dans ces deux organismes ?
Au TPIY, j’étais traductrice et interprète, tandis qu’à la CPI, j’étais cadre, de sorte que les expériences ont été très différentes. Cependant, dans les deux juridictions, une interprétation simultanée était assurée lors des audiences, des réunions officielles et des exposés, lorsque cela était possible. Une interprétation était aussi assurée lors des séances de formation et des tables rondes si nécessaire, ainsi que parfois lors des délibérations des juges.
Une interprétation consécutive était offerte lors des enquêtes, pour recueillir les déclarations de témoins. Il en allait de même lors des visites de délégations (quand une interprétation simultanée n’était pas appropriée ou possible pour des raisons pratiques), ainsi que lors de l’audition de suspects, pour les communications entre les surveillants et des personnes incarcérées (du moins au début) ou lors des échanges entre les suspects ou accusés et leurs avocats s’ils ne parlaient pas la même langue (ce qui arrivait parfois).
Bien entendu, pour tous les suspects détenus, une interprétation consécutive portant sur le mandat d’arrêt était effectuée dans leur langue, mais je suppose que, dans ce cas, il s’agissait plus d’une interprétation de liaison.
Il importe de signaler qu’il est arrivé quelques fois qu’une interprétation consécutive soit réalisée au cours des audiences, pour certaines langues de faible diffusion (nous n’utilisions pas l’expression « langues rares »), lorsque une interprétation simultanée n’était pas possible.
Cela se produisait dans certaines affaires et les personnes alors chargées de l’interprétation consécutive étaient généralement assises dans la cabine, de façon à ne pas êtres vues ou filmées. On informait les personnes présentes que l’interprétation serait consécutive et non simultanée et qu’il faudrait par conséquent plus de temps pour interpréter les propos.
Cela s’est produit dans une affaire relative à la République démocratique du Congo et une autre relative au Mali, pour le kilendu et le bambara, respectivement.
Vous êtes née à Belgrade et y avez grandi. Vous avez fait carrière en tant qu’interprète et administrateur. Quel moment de votre vie, de votre carrière, de votre formation considérez-vous comme marquant le début de votre carrière d'interprète ?
La première fois que j’ai interprété sans y penser, c'était lorsqu’une correspondante (« pen pal ») était venue me rendre visite – elle venait de Dijon et c’était son premier séjour en Yougoslavie. Je devais avoir 13 ou 14 ans.
La première fois que j’ai interprété professionnellement, c’était en 1992, dans le cadre du volontariat, pour le Conseil néerlandais des réfugiés. La guerre en Yougoslavie entrait dans sa deuxième année et je venais juste de déménager avec ma famille, de Cambridge (Angleterre) à Leyde (Pays-Bas). Je voulais faire quelque chose d’utile et je me suis vite rendu compte que c’était en effet la chose la plus utile que je pouvais faire.
Quel est votre souvenir le plus marquant de votre premier jour de travail ?
Au mois d’août 1994, au TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie), on m’a donné des documents à traduire. C’était une grosse pile sans aucun ordre. Comme les enquêteurs et les procureurs ne connaissaient pas le contenu des documents, ils voulaient qu’ils soient tous traduits. Il a fallu du temps pour qu’ils comprennent qu’il était plus efficace qu’un traducteur parcoure rapidement les documents et fasse une traduction à vue des titres et du contenu en général, car cela permettrait de décider quels documents devaient vraiment être traduits.
Quelle a été la journée la plus difficile de votre carrière ?
J’en ai eu deux : la première, au TPIY, en juillet 1995, à propos de Srebrenica. On suivait avec inquiétude ce que vivaient les personnes que l’on croyait sous la protection de la FORPRONU (les forces de protection de l’ONU), mais on ne pouvait pas imaginer que ces milliers de bosniaques seraient exécutés. Il y avait eu des crimes de guerre monstrueux avant juillet 1995, mais avec Srebrenica tout a basculé, et cela a montré que les dirigeants serbes de Bosnie ne reculeraient devant rien. Pour moi, c’était comme la fin du monde. La guerre en Yougoslavie avait déjà été très destructive et le génocide de Srebrenica fut l’explosion finale qui brisa l’avenir de plusieurs générations. Le fait que des Serbes (et d’autres) nient aujourd’hui ce qui s’est passé à Srebrenica n’est malheureusement pas surprenant. Ce négationnisme est semblable à celui des néo-nazis et autres qui nient la Shoah. Pour tous ceux qui ont travaillé avec les victimes et les témoins du massacre de Srebrenica, avec les survivants et avec les accusés d’ailleurs, ce refus d’admettre les faits est absurde. Je ne peux pas avoir une conversation avec quelqu’un qui nie ce que j’ai vu et entendu, et interprété.
La deuxième journée la plus difficile eut lieu à la CPI, en juin 2012, lorsque les membres d’une délégation de la CPI ont été détenus par des milices libyennes à Zintan. Ils étaient quatre, et parmi eux, une interprète. Bien sûr je m’inquiétais pour tous les collègues, mais surtout pour l’interprète – c’était une personne que je connaissais très bien, et aussi quelqu’un qui était sous ma responsabilité. J’avais signé son ordre de mission, je l’avais envoyée là-bas. La détention a duré quatre semaines. Ils sont retournés sains et saufs mais cela a causé un grand traumatisme, pour eux bien sûr et aussi pour nous qui les attendions. Je ne pense pas avoir dormi pendant ces quatre semaines. C’était bien pire pour eux et surtout c’est toujours plus difficile pour l’interprète : le médiateur culturel et linguistique subit toujours la pire des pressions dans pareilles situations.
Comment croyez-vous que les choses ont changé dans le domaine de l'interprétation et comment souhaiteriez-vous qu'elles changent encore à l'avenir ?
J’ai l’impression que les « nouveaux » interprètes acceptent aujourd’hui plus facilement les nouvelles technologies que les interprètes des générations précédentes. Je pense que c’est dû au fait qu’en tant qu’interprète on est tout seul face aux utilisateurs de l’interprétation. C’est notre cerveau, c’est notre appareil vocal, c’est la personne qui fait tout ce travail. Je comprends pourquoi tant de collègues résistent à la nouveauté (par exemple, l’interprétation à distance) mais comme la crise du Covid l’a confirmé, l’innovation est possible, il suffit juste de définir les conditions optimales, et pour ce faire, il faut comprendre le potentiel et les limites de la technologie. Et bien qu’on soit effectivement seul, on a besoin de bons collègues, de bonnes bases de données, de bons outils, de bonnes conditions de travail et d’un bon matériel. L’interprétation, comme n’importe quelle profession, change avec la technologie et il faut changer avec elle.
Les changements futurs : j’aimerais voir plus d’utilisateurs avoir au moins une certaine maîtrise d’une deuxième langue, ce qui les aiderait à travailler avec les interprètes. Il faut accepter le multilinguisme comme la norme et non comme l’exception. « Le monolinguisme est guérissable » : c’est un slogan que j’ai vu il y a longtemps sur un T-shirt.
Que diriez-vous à quelqu'un qui débute aujourd'hui dans notre métier ?
Préparez-vous à être surpris. En interprétation if faut être préparé mais on ne peut jamais se détendre complètement. Il faut être sur le qui-vive sans paraître stressé. Donc se préparer à fond et être prêt à improviser. Ça vous tente ? Lire dans tous ses langues, tout lire, des boites de céréales aux traités de philosophie, en passant par les romans et les ouvrages généraux est indispensable. Que se passe-t-il dans le monde ? Pour travailler dans un contexte international, vous devez connaitre les dernières nouvelles (dans toutes vos langues) pour pouvoir utiliser le bon vocabulaire. Pouvez-vous faire cela jour après jour, comme vous vous brossez les dents ? C’est une profession extrêmement difficile si on n’aime pas relever ces défis ou si on n’est incapable de travailler avec les nouvelles technologies.
Quelles sont les compétences ou les qualités qui, selon vous, sont absolument indispensables à l'interprète ?
La curiosité, la patience, l’humilité. Ne pas sous-estimer la préparation. Quand je parle aux étudiants, je leur dis de toujours être poli avec tout le monde. Les interprètes, peut-être parce qu’ils voient et entendent tellement de choses, parfois commencent à croire qu’ils sont supérieurs au commun des mortels. Je ne pense pas que ce soit une qualité attrayante ou utile.
Quels ont été les premiers défis de l'interprétation judiciaire qui ont été résolus au fil du temps ?
Les différences entre les systèmes judiciaires liés au droit romano-germanique et à la « common law ». C’est plus que le vocabulaire. Il faut vraiment comprendre que les procédures diffèrent. Ce n’est pas simplement le fait que dans le système anglo-saxon on peut faire des « objections ». Quand on a un système hybride, comme dans un grand nombre des juridictions internationales, il faut apprendre quel élément vient de quel système et pourquoi. Cela permet de mieux comprendre le fond de la question juridique. Pour y arriver avec très peu de temps de préparation avant une audience, j’allais discuter avec les traducteurs ou réviseurs qui avaient déjà défriché le terrain, et j’encourageais mes collègues à en faire autant.
On parle de stress post-traumatique indirect ou résiduel transféré des témoins aux interprètes, en particulier pendant la phase d'enquête sur la violence sexuelle... quelles sont vos observations ou réflexions à ce sujet ?
Au TPIY on a eu un suivi psychologique assez tard. Mieux vaut tard que jamais. Je pense qu’il est impossible à un interprète de rester indifférent face à des sujets difficiles, surtout dans les cas de violence sexuelle. En travaillant avec les enquêteurs au TPIY on ressentait un besoin de ne pas paraître bouleversé par les horreurs que nous entendions et lisions. C’est un peu normal : on essaie de se protéger. Par ailleurs, s’effondrer et pleurer ne sert à rien et n’est pas professionnel. Il est important de comprendre cela. Il est normal de se sentir mal ou bouleversé mais cette réaction face aux horreurs n’est pas une réaction souhaitable. Il est important de recevoir une formation sur les manières de mieux prendre soin de soi. Comprendre ce qu’est le stress post-traumatique primaire ou secondaire et comment le traiter. Cependant, tous les psychologues ne sont pas équipés ou qualifiés pour traiter les états de stress post-traumatique primaires ou secondaires. Ce qui peut aider c’est de parler aux collègues. Par exemple ce qui m’a aidée, c’est de parler à un enquêteur qui avait tout vu. Quelqu’un de fiable, stable et sérieux, avec beaucoup d’expérience. J’ai eu des cauchemars pendant plusieurs mois au début de ma carrière. Et puis ils se sont arrêtés, et ce n’est pas nécessairement un bon signe, quand le travail vous désensibilise. Il faut apprendre à connaître les symptômes qui peuvent se manifester.
A la Cour pénale internationale, on a commencé la prévention très rapidement. Débriefings réguliers etc. Cela peut aider, mais ce n’est pas une formule qui marche toujours.
Une fois qu’on arrête de travailler avec ces sujets, cela ne veut pas dire qu’on oublie. La guerre en Ukraine m’a beaucoup touchée. C’était comme si je revenais en arrière, comme si tout se répétait et qu’on savait ou pensait savoir ce que ces gens sont en train de vivre. J’en ai parlé avec certains collègues et ils ont eu les mêmes sentiments. Quand on a observé de près les conséquences de la guerre, quand on a traduit et interprété les témoignages des victimes, tout cela reste en nous. Les tribunaux et les cours internationales ne sont pas parfaits, mais si on ne les avait pas on n’entendrait jamais les voix des victimes.
Quelles sont les langues dans lesquelles vous vous sentez le plus à l'aise pour interpréter ?
En cabine, j’ai travaillé vers l’anglais à partir du « bosniaque/croate/serbe » et du français. Toutefois, j’avais arrêté de lire des livres en bosniaque/croate/serbe et peinais parfois à trouver les mots justes dans ma langue A. J’ai donc interprété vers ma langue B (anglais) à partir de mes langues A et C. C’est inhabituel mais il y a eu pas mal d’interprètes au TPIY qui faisaient ça. Si on travaille et fonctionne constamment en anglais, si on lit beaucoup en anglais, et qu’on utilise la langue anglaise dans tous les aspects de la vie, c’est logique. Je dis aux étudiants de lire le plus possible dans leurs langues cibles. En consécutive, je travaillais dans les deux sens bien évidemment. Ces expériences sont très différentes.
Vous avez parlé de la nécessité d'être détendu en cabine pour faire du bon travail. Décrivez-nous comment atteindre cet état idéal...
Imaginez que vous êtes dans une bulle, en respirant lentement. Mon mantra préféré était : « C’est le moment ! … tout le reste peut attendre maintenant »). Je réussissais à me détendre en cabine bien plus facilement que dans d’autres situations. Sauf peut-être lors d’une IRM ! Le monde est à l’extérieur, je peux me détendre et respirer, personne ne va me déranger. J’admets que c’est un peu étrange.
Parlez-moi de votre doctorat...
En 2010, j’ai décidé de continuer mes études. D’abord pour faire un master à l’American Military University. Je m’intéressais aux études militaires. J’avais fait beaucoup de recherches pendant mes années au TPIY sur des sujets militaires. Ayant fini mon master en 2013, j’ai décidé de faire un doctorat en histoire et mémoire. Je voulais me pencher sur les raisons pour lesquelles la mémoire de la Première guerre mondiale est si importante en Serbie aujourd’hui. Ce thème est devenu ma thèse, que j’ai soutenue en 2021. J’ai ensuite écrit un livre basé sur cette thèse et il devrait être publié cette année, sous le titre « Tout passe sauf le passé ». Malheureusement, c’est vrai.
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