Qui mieux que notre jovial interviewé du mois pourrait incarner la promotion de la langue française ? Linguiste distingué, Docteur ès lettres, ancien directeur du Centre d’études françaises et francophones à l’Université d’État de Louisiane à Bâton-Rouge et recteur de l’Agence universitaire de la Francophonie, Bernard Cerquiglini est depuis deux ans vice-président de la Fondation des Alliances françaises. Il anime aussi l’émission Merci professeur ! sur TV5 MONDE et a récemment publié avec l’académicien Erik Orsenna Les Mots immigrés, une histoire du français racontée sous forme de conte.
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Cet entretien a été réalisé à l’initiative de Jonathan Goldberg et a été mené par Dominique Mataillet, l’auteur d'On n’a pas fini d’en parler. Dictionnaire savoureux des subtilités, ambiguïtés et incongruités de la langue française, qui vient de paraître aux éditions Favre, à Lausanne. Votre blogeur fidèle est parvenu à un accord (non commercial) avec la direction de FRANCE-AMÉRIQUE selon lequel l’interview sera publiée d'abord dans le magazine et par la suite sur ce blog.
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Pour la première fois, le sommet de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) se tient au Maghreb: à Djerba, en Tunisie, les 19 et 20 novembre. Que vous inspire cette rencontre ?
D’abord, un grand optimisme. J’ai assisté à cinq sommets avec, à chaque fois, la même émotion en voyant une cinquantaine de chefs d’État débattre pendant un jour et demi des problèmes de notre époque en français. C’est un miracle ! Une seule organisation internationale est fondée sur une langue et c’est le français. (Le Commonwealth n’est pas fondé sur la langue anglaise, mais sur la couronne : il est à la monarchie britannique ce que l’OIF est à la langue française.) Malheureusement, ni le président tunisien Kaïs Saïed ni son gouvernement ne semblent très favorables à ce sommet. Des pays du Nord qui défendent les droits de l’homme et la démocratie, en particulier le Canada, refusent d’aller en Tunisie. Donc je crains que ce sommet ne soit pas à la hauteur de nos espérances pour la francophonie au Maghreb.
L’Algérie a décidé d’introduire l’enseignement de l’anglais à l’école primaire. S’agit-il d’une mesure dirigée contre la France ?
L’Algérie et la France, c’est un vieux couple. Une liaison faite de ressentiments, de rancune, de passion et d’amour. Une liaison qui connaît des hauts et des bas. On a connu à la fin août un haut avec la visite d’Emmanuel Macron. Au-delà des problèmes politiques, l’Algérie est francophone: dans les rues d’Alger aujourd’hui, on parle plus français qu’à l’époque de la colonisation ! Le sommet dont nous parlons, c’est la francophonie diplomatique. Mais il y a aussi une francophonie associative concrète. Pendant huit ans, j’ai dirigé l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), la plus grande association d’universités au monde, et, ici encore, la seule fondée sur une langue. Elle ne fait pas de politique, mais de la coopération scientifique et de l’aide au développement. Or, l’Algérie est membre de l’AUF, avec 55 établissements participants. C’est ça, la francophonie !
Pour revenir au sommet de Djerba, quelle est l’utilité de ce type de grand-messe ?
L’utilité est d’abord symbolique. Mais, au-delà du symbole, il y a la politique concrète que mène l’OIF : elle soutient l’enseignement primaire, des festivals de cinéma, des bibliothèques, etc. La chaîne TV5MONDE, un des quatre opérateurs de la Francophonie, est regardée par 440 millions de foyers. Et puis, il y a l’aspect diplomatique. Certes, on n’a jamais arrêté – ou même prévenu – une guerre en Afrique, mais une cinquantaine de chefs d’État qui se réunissent tous les deux ans pour parler du monde en français, croyez-moi, ce n’est pas rien.
Selon Simon Kuper, journaliste du Financial Times établi à Paris, le français est appelé à disparaître comme outil de communication internationale au profit de l’anglais. Qu’en pensez-vous ?
Je note que c’est un Anglais, et pas un Ouzbek, par exemple, qui écrit cela ! À ce sujet : un éditeur qui prépare une histoire mondiale des préjugés m’a demandé un article. J’ai retenu comme préjugé : « La langue française est fichue. » Quelque part dans l’article, je raconte que l’on est persuadé depuis le XVIIIe siècle que la langue française est finie. Cela a commencé avec Voltaire qui considérait qu’elle avait atteint son sommet avec La Fontaine, Racine et Quinault et qu’elle ne pouvait que décliner. On pourrait s’amuser à faire la liste des ouvrages qui, depuis, annoncent la mort du français. Comme celui d’André Thérive, Le français, langue morte ?, paru en 1923. Comme historien de la langue, je ne m’affole pas trop. Mais comme ancien fonctionnaire préoccupé de politique linguistique, je sais qu’il ne faut pas laisser les choses telles qu’elles sont. Nous ne sommes pas dans le monde des Bisounours. Il y a un commerce des langues, une lutte des langues. Il est certain que dans le domaine international, le français a beaucoup reculé. Les délégués généraux à la langue française, et j’ai été l’un d’eux, produisent tous les ans des chiffres sur la place du français à la Commission européenne. Et ces chiffres sont désolants.
Si l’on se fie aux projections de l’OIF, l’Afrique subsaharienne hébergera près de 600 millions de francophones en 2050, soit 85 % de tous les locuteurs de la langue française. Quel crédit apporter à ces prévisions?
À l’instant, nous parlions de l’emploi du français comme langue internationale. Nous passons maintenant au français langue maternelle, au français des locuteurs. Il est évident que les démographes insistent sur l’expansion naturelle, par la natalité, de la francophonie africaine. Mais je ne crois pas que les femmes africaines vont sauver la langue française. C’est l’école africaine qui va la sauver. Qu’il y ait des enfants qui naissent et parlent français, c’est une très bonne chose. Si ces enfants n’apprennent pas à lire et à écrire, ne font pas d’études primaires et secondaires, d’études supérieures – c’est l’ancien recteur de l’AUF qui parle –, à quoi bon ? Dans les années qui viennent, il faudra recruter un million d’instituteurs et d’institutrices en Afrique et bâtir des milliers d’écoles. Si les gouvernements et l’OIF ne relèvent pas le défi de l’éducation, à quoi bon la natalité ?
Certains disent aussi : à quoi bon apprendre le français si cela n’aide pas à trouver du travail et à gagner sa vie ? C’est pour cela que la francophonie économique a pris une dimension aussi importante...
C’est en effet un des grands thèmes de l’OIF. Je l’ai vu se développer ces vingt dernières années. Comme l’a dit Jacques Attali, la francophonie, c’est un marché. L’Afrique se développe, il y a une classe moyenne de plus en plus nombreuse. Et il faut rappeler que l’on vend bien dans la langue de l’acheteur. Donc, la natalité, l’éducation, le marché et le commerce : il faut que tout cela aille de pair. Et seulement alors, le français gardera son rang dans le monde.
Comment voyez-vous l’avenir du français aux États-Unis, où plus de 1,2 million de personnes s’expriment quotidiennement dans notre idiome ?
Il ne faut pas se cacher qu’aux États-Unis, à part en Californie où il y a des locuteurs natifs et monolingues de l’espagnol, tout le monde parle l’anglais. Dans ce pays, l’espagnol est vécu comme une langue d’immigrés et le français comme une langue chic. Cela fait chic de parler français, de voyager en France. Nous devons jouer cette carte, et nous la jouons. Par ailleurs, et j’ai eu la chance d’y vivre trois ans et demi, on compte environ 80 000 locuteurs du français en Louisiane. Grâce, notamment, à l’action du Conseil pour le développement du français en Louisiane, une agence d’État qui fait venir des enseignants français, belges, canadiens, algériens, etc. Ce n’est donc pas pour rien qu’en 2018, la Louisiane a été admise à l’OIF comme membre observateur. Il y a donc une réalité francophone aux États-Unis. Elle est diverse et les services diplomatiques français aussi bien que québécois font ce qu’il faut pour l’entretenir.
Au Canada, le français recule tout doucement, non en nombre de locuteurs, certes, mais en pourcentage...
Il y a trente ans ou trente-cinq ans, on aurait pu dire : le français est fichu au Québec. La première fois que je suis allé à Montréal, on me parlait anglais. Même si les chiffres sont un peu inquiétants en ce moment [selon le dernier recensement, le français continue de reculer au Canada], les Québécois ont sauvé leur langue et ils continuent à la sauver. Entrée en vigueur en juin dernier, l’excellente « loi 96 » fait du français la seule et unique langue du Québec [voir France-Amérique, mars 2022]. Sauf chez les anglophones, elle fait l’unanimité.
Cette nouvelle loi, qui impose aussi l’utilisation du français dans les petites entreprises, entre autres obligations, fait grincer des dents. Au Québec, pour le coup, ce sont maintenant les anglophones qui se sentent victimisés…
Le français ne doit quand même pas devenir une langue d’oppression…
Non, ce n’est pas dans nos valeurs. Il reste que, en matière de politique linguistique, la France doit beaucoup aux Québécois. Pendant des siècles, notre politique linguistique était strictement patrimoniale. Nous défendions la langue. C’est le rôle de l’Académie française et elle le remplit très bien : un dictionnaire de bon usage, des symboles comme la Coupole, etc. Mais cela ne suffit pas. Ce que les Québécois nous ont montré depuis la Révolution tranquille et la Charte de la langue française de 1977, dite « loi 101 », c’est que la langue est aussi une pratique sociale, une dimension de la citoyenneté. On vit, on est éduqué et on travaille en français.
Face au rouleau compresseur anglais, nous devrions donc légiférer en France?
Les lois doivent être rafraîchies régulièrement. La loi Toubon [qui désigne la langue française comme langue de l’enseignement, du travail, des échanges et des services publics], que je connais bien pour l’avoir préparée, date de 1994 et il serait temps de la revoir. Il y a des domaines comme Internet, la publicité et les noms de marques qui méritent d’être mieux réglementés.
La domination de l’anglais passe aussi par les anglicismes. Lesquels vous sont-ils les plus déplaisants ?
Comme historien de la langue, je sais que les anglicismes viennent, passent et meurent. Si vous ouvrez Parlez-vous franglais ? de René Étiemble, paru en 1964, aucun des anglicismes dénoncés par l’auteur – milk bar, shake hand, drink on the rocks… – ne s’est maintenu. Il faut donc raison garder. Quand un anglicisme s’installe, c’est qu’on a besoin de lui, comme weekend, qui n’est pas la même chose que « fin de semaine». Le savant sait que les langues échangent et je n’oublie pas que 45 % du vocabulaire anglais vient du français. Cependant, en tant que haut fonctionnaire spécialisé dans le domaine de la politique, deux choses m’inquiètent. D’une part, l’anglicisme de luxe. Il existe de beaux mots en français qui ont une histoire, un sens et on les remplace par des mots anglais obscurs. Prenez compliance. Ce mot n’existe pas en français. Nous avons à notre disposition « conformité » ou « légalité ». Si vous me parlez de « conformité avec la loi » ou de « cohérence », je sais ce que c’est. La « compliance», je ne connais pas. Mais il y a plus grave. On s’inquiète du trop grand nombre d’anglicismes sans voir que le vrai problème, c’est l’abandon. Les Québécois distinguent le corps de la langue et le statut. Le corps de la langue peut être plus ou moins infiltré de mots étrangers. On peut s’en accommoder. Mais il en va autrement pour le statut. Je crains que dans certains domaines, le français perde son statut. Regardez le Centre national de la recherche scientifique, qui privilégie les publications en anglais. Renault fait des réunions de direction à Paris en anglais. Et ça, c’est très grave.
Une note d’optimisme. Selon Le Monde, le français fait preuve d’une étonnante souplesse et d’une grande inventivité si l’on regarde les mots entrés dans les dictionnaires Larousse et Robert 2023. Ce n’est pas ce que l’on entend d’ordinaire...
J’ai écrit un livre sur le français de la pandémie de Covid-19, Chroniques d’une langue française en résilience. Ce qui m’a fasciné, c’est la créativité de la langue. Pendant la pandémie, on a parlé français ! D’une part, en ressuscitant des vieux mots. Écouvillon, vous ne l’utilisiez pas tous les jours ! Pas plus que quarantaine ! Par ailleurs, on a créé des mots : septaine, quatorzaine... Comment expliquer cette inventivité ? Par une prise de conscience collective au premier chef. Ce qui nous unit, c’est la langue. Et donc, face à la pandémie où on doit se serrer les coudes, il faut parler français. L’italien, une langue qui m’est très chère, dit lockdown pour «confinement ». Jamais ce mot n’a été utilisé en France, où, sur confinement, on a fait « déconfinement», « reconfine- ment » et « se redéconfiner ». Toute une famille lexicale a été créée en quelques semaines. Ainsi donc, la langue française, si elle le veut, peut résister et montrer son dynamisme.
Pourquoi n’êtes-vous pas à l’Académie française ? On y aurait bien besoin de vos compétences !
Je pourrais vous répondre en plaisantant : quand on est membre de l’Oulipo [Ouvroir de littérature potentielle, un groupe d’écriture inventive fondé en 1960] et de l’Académie royale de Belgique, on est heureux. Plusieurs académiciens et la secrétaire perpétuelle, Hélène Carrère d’Encausse, m’ont approché, je ne le cache pas, et ma réponse a été claire. Nous ne faisons pas le même métier. L’Académie, et elle le fait bien, définit la norme. Quand on a une hésitation, quand on s’interroge sur un mot nouveau, elle tranche. Mon rôle n’est pas de dire la norme, c’est de l’étudier.
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Des mots contre les maux : |
Lectures supplémentaires :
Erik Orsenna à propos des «Mots immigrés»: « Pas le grand remplacement: le grand enrichissement »
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