Love au prisme de la traduction.
Nous sommes heureux d’accueillir notre nouvelle collaboratrice, Françoise Massardier-Kenney, professeur de français à la Kent State University (en Ohio), où elle a enseigné et dirigé l’Institute for Applied Linguistics pendant de nombreuses années et co-dirigé la Global Understanding Research Initiative. Françoise a entamé ses études à Besançon (Lettres Supérieures et licence) avant d’obtenir un doctorat en anglais à Kent State. Elle est l’auteur de nombreux articles de traductologie et portant sur la littérature du XIXème siècle, ainsi que de traductions en anglais dont l’ouvrage de Antoine Berman, « Pour une critique des traductions », et récemment de l’adaptation et sous-titres du film de Henry Colomer, « Des Voix dans le Chœur : éloge des traducteurs ».* Francoise a été notre linguiste du mois de 2015.
Quand on m’a demandé de rédiger un article pour « Le mot juste », j’ai hésité car mes activités traduction et recherche ne me laissaient guère de temps pour réfléchir à d’autres sujets. Cela dit, dans mes lectures en français (presse quotidienne) ou émissions et entretiens sur des sujets divers lors d’émissions de radio (France Inter, France culture, etc.), ainsi que dans les conversations avec des amis ou parents, je n’avais pu m’empêcher de remarquer l’influx accéléré de nouveaux anglicismes dans toutes sortes de contexte (en politique, musique, affaires-pardon « business », science, ou média). Ces termes récents allant de l’utilisation de termes comme « stopper » au lieu d’arrêter, « un check point » pour poste de contrôle, « drastique » pour vouloir dire énergique (ce qui est ironique car en français drastique s’utilisait comme synonyme de draconien pour l’action de médicaments tels qu’un purgatif), être en charge de pour « être chargé de », un boss, suspecter, un podcast, un stand-up, un dealer, un burn-out, un loser, un think-tank, une série (pour feuilleton), un thriller (que sont devenus les policiers et les polars d’ antan?), un look, un scoop, un sponsor, le wokisme (vilain mouvement culturel venant des Etats-Unis), cash (qui bien sûr veut dire argent quand il est employé comme nom, mais par extension signifie franc--voire brutal-- quand on l’emploie comme adjectif (exemple : tu peux faire confiance à ce qu’elle dit. Elle est très cash), « ne me spoile pas la fin du film », etc. Ces emprunts montrent l’ascendance de l’anglais sur le français mais ne changent pas grand-chose à nos manières de penser, de sentir, et de faire.
Or il existe une exception. Depuis plusieurs années, je bute sur un problème de traduction au niveau personnel et après avoir consulté plusieurs francophones qui résident aux U.S.A. comme moi, je me suis aperçue que j’avais un sujet : les différences entre la façon d’exprimer son affection/amour/amitié aux États-Unis et en France et ce que cela peut révéler au niveau des habitudes de pensée dans ces deux cultures.
J’ai d’abord découvert la notion problématique de « Love » quand des ami/es/beaux-parents m’écrivaient et finissaient leur missive avec le mot « Love ». Le terme semblait excessif pour décrire les relations amicales qui nous liaient, d’autant plus que j’avais toujours réservé « I love you » ou « love » à un partenaire romantique. J’ai mis cela sur le compte de la différence culturelle entre le français, qui comme l’ont bien décrit les éminents spécialistes de stylistique comparée Vinay et Darbelnet, est porté vers la négation et la retenue (je ne dis pas non [traduction : j’accepte/yes, with pleasure], ce vin n’est « pas mauvais » [ce vin est bon/this wine is good], elle n’est pas bête [elle est intelligente/ she is quite smart) au contraire de l’anglais plus positif et emphatique.
Cependant, tout en étant consciente de ces différences et en dépit de mes efforts pour être plus positive dans mes appréciations (nourriture, devoirs d’étudiants, films, etc.), je n’ai jamais pu utiliser « love » à l’américaine. Je me souviens encore de mon inconfort quand une amie a dit à sa fille avant de raccrocher « love you ». Etais-je coincée et incapable d’exprimer mes sentiments ou avions-nous là un symptôme d’une différence culturelle ? J’ai donc procédé à un sondage informel et posé la question à une trentaine de personnes afin de répertorier les différentes significations de « love » et les façons de l’exprimer en français. La première chose que j’ai découvert est que les parents américains d’enfants petits ou adultes disent « love », « love you » régulièrement à leurs enfants et parfois à leurs amis. Par contre, quand on leur demande si leurs parents à eux avaient utilisé ces mêmes expressions à leur égard, la réponse est négative. Donc, ce serait un phénomène répandu mais assez récent aux États-Unis.
Les parents français résidant en France ou aux États-Unis que j’ai interviewés ne disent pas « je t’aime » à leurs enfants ou à leurs amis et ont un geste de recul quand on leur pose la question. Est-ce à dire que les Français sont moins affectueux que les Américains ? Et bien non. Si l’on répertorie ce qui remplace cette formule, on s’aperçoit qu’il existe un certain nombre d’expressions variées, ce qu’on appelle des modulations en traductologie, c’est-à-dire un changement de point de vue mais qui exprime le même contenu. D’abord le concept général et abstrait rendu par la formule « love » en anglais se traduit par des expressions qui expriment un geste concret et physique : « je t’embrasse », « je t’embrasse fort », « je vous embrasse bien fort », « bises, « grosses bises », « grosses, grosses bises », « bisous », « mille bisous », « à toi de cœur », « je vous embrasse de tout mon cœur ». J’imagine que si je finissais un email par « I kiss you hard », mon/ma destinataire aurait la même réaction d’étonnement que moi lorsque je lisais « love ». D’autre part, le sentiment d’amitié ou d’amour non-sexuel signalé par « love » s’exprime aussi par l’emploi d’adjectifs qui caractérisent le destinataire. Je ne dis pas à ma fille adulte que je l’aime, mais j’utilise des diminutifs que je suis seule à connaître. De même ma nièce utilise mon diminutif (connu seulement de membres de ma famille proches ou d’amis intimes) quand elle m’envoie des SMS. La valeur affective du diminutif réservé aux proches n’existe pas aux et lorsque on me demande si j’ai un « nickname » car mon prénom est trop long et difficile à prononcer, je réponds que non. Alors qu’en anglais les diminutifs sont utilisés par tout le monde, en français le surnom est souvent un moyen de distinguer les proches des non-proches. [1]
Enfin, le français qui se caractérise par des formules « d’étoffement », c’est-à-dire qui utilisent plus de mots que ne le feraient l’anglais, a recours à l’utilisation d’adjectifs qualificatifs ou possessifs pour exprimer un sentiment d’affection fort. Par exemple, on commencera un message par « Ma jolie, mon chéri, ma Mélanie, mon poussin, mon biquet, mon enfant chéri, ma maman chérie, mon petit papa », etc. dont la traduction littérale serait sans doute risible en anglais.
Tout cela pour dire que non seulement l’expression d’un sentiment qui semble universel varie selon les langues et les cultures mais qu’elle révèle aussi des différences au niveau conceptuel. Les analyses de l’ethnolinguiste James Underhill à propos des métaphores utilisées pour décrire l’amour « romantique » en français, anglais et tchèque et celles de la sociolinguiste Anna Wierzbicka pour les variations culturelles du concept de « friendship » (amitié) en anglais, russe et polonais, ont bien montré que même si nous utilisons les mêmes mots, ceux-ci ne recouvrent pas forcément les mêmes notions. D’où mon malaise initial en entendant « love ». J’en déduis qu’en anglais, « love » serait une catégorie fourre-tout et un mot servant à exprimer des sentiments variés pour différents types de relation s’étendant du plus au moins proche, alors que « je t’aime » est surtout réservé en français pour l’amour type eros selon la classification grecque ancienne (c’est-à-dire un amour mêlé d’attirance physique) et rarement pour la philia (forme vertueuse d’amour entre parents, amis, etc.) ou la storgé qui désigne surtout l’amour d’un père ou d’une mère pour son enfant ou la forte affection qui lie des parents ou amis, sans caractère sexuel. Donc le problème semblait réglé : en anglais, love, love you veut simplement dire « bises » ou « content de te voir ». Ainsi le film américain « Love you Bro », traduit en québécois par « J’t’aime mon homme » et qui décrit simplement l’amitié entre deux hommes hétérosexuels devrait se comprendre et se traduire par « T’es mon pote » ou « Potes ».
Cependant dans la culture populaire (émissions de radio et de télévision) et chez les jeunes, il apparait que les formules habituelles françaises qui expriment l’amour non-romantique se voient complétées par des calques directs venant de l’anglais modifiant l’expression et le concept français de « je t’aime ». Par exemple, lorsque j’ai demandé à une amie française (non-anglophone) si elle utilisait « je t’aime » elle a reconnu le dire à ses petites filles de 12 et 14 ans. Quand je lui ai demandé des détails, elle m’a indiqué que c’était en réponse à ce que les petites filles lui disaient. Mais elle n’utilise jamais la formule avec sa fille adulte car cela ne lui semblerait pas naturel. De même ma nièce adulte qui a vécu trois ans à New York n’hésite pas à dire « je t’aime » à ses parents ou amis proches sans doute parce qu’elle l’a entendu dire autour d’elle et sur les réseaux sociaux.
Pour vérifier si cette utilisation de « Je t’aime » à l’américaine se retrouvait dans des produits culturels, j’ai aussi relevé les occurrences de l’expression dans plusieurs séries policières françaises populaires comme Tandem (six saisons), Meurtres à (neuf saisons), Chérif (48 épisodes) et Drôle, une nouvelle série comique française produite par Nexflix et très bien accueillie par la critique. Et en effet on retrouve le « je t’aime » à l’américaine dans toutes ces émissions. Par exemple dans « Meurtre à Toulouse, : la Capitaine Jourdan dit « je t’aime » à son jeune collègue et ami gendarme, (et non, ce n’est pas une série américaine doublée en français) et elle le dit aussi à sa fille adulte. Dans Tandem la mère capitaine de police dit aussi (mais très vite comme si c’était gênant) « Je vous aime » à ses enfants adolescents ou même « je t’aime mon bébé » (Ep. 8). Dans Chérif (Ep. 2, S2) la fille adolescente dit à son père flic « Je t’aime papa » et celui-ci lui répond « moi aussi ». Enfin dans « Drôle » la jeune bourgeoise Apolline le dit très rapidement à sa mère après lui avoir caché ses activités de stand-up. Il semblerait que ces exemples venant de la vie quotidienne comme de la culture populaire indiquent une transformation ou reconfiguration du concept exprimé selon le modèle américain. Pour l’instant les expressions françaises qui expriment l’amour filial ou amical coexistent avec cette nouvelle acception venant de l’anglais selon lequel le concept d’amour est plus général et plus abstrait. Mais il faudrait procéder à une étude quantitative pour mesurer l’ampleur de ces changements sur un corpus plus vaste et analyser l’évolution des tendances touchant à l’expérience et à l’expression des liens d’amitié et d’amour dans la culture française contemporaine.
Coda :
Dans le cadre de mes recherches, je viens de lire le tome XVI de la correspondance de George Sand pour les années 1860 et 1861. On y trouve de multiples « Je te/ vous embrasse » mais mea culpa, on y trouve aussi des expressions avec « aime » au sens large de l’anglais. Quelques exemples parmi d’autres : « je me porte bien et je t’aime » (403), « et je t’aime de toute mon âme » (516) à son fils ; « je vous embrasse de tout mon cœur et je vous aime » (576), « On vous aime à mort » (576), « je vous embrasse, je vous aime » (600) à son ami Dumas fils ; « « Un mot de réponse. Je vous aime. Nous vous aimons » (636) au Prince Napoléon ; « je vous embrasse tous les trois et je vous aime » (660), « tout le monde vous embrasse et vous aime » (663) ; « Dites à M. Boucoiran que je l’aime » (803), à divers amis et parents, etc. D’où il faut conclure qu’à une étude synchronique de termes comme « je t’aime » il faudrait ajouter une étude diachronique pour déterminer si c’est l’anglais qui déteint sur le français ou, si par le biais de l’anglais, nous revenons à des habitudes de pensée plus anciennes.
[1]
NDLR :
surname (en anglais) = nom de famille, patronyme
surnom = nickname (en anglais)
donc surnom et surname sont des faux amis.
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NDLR :
Sonnet 43, Elizabeth Barret Browning
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