linguistes du mois d’avril 2017
traductrices littéraires, anglais > français.
Nadine Gassie Océane Bies
Notre intervieweur, Jean-Paul Deshayes, est ancien professeur agrégé d'anglais et formateur en IUFM (Institut Universitaire de Formation des Maîtres) ayant également enseigné le français à Londres pendant dix ans du collège à l’université. Jean-Paul poursuit son activité de traducteur pour la presse magazine. Il est membre de l'ATLF (Association des traducteurs littéraires de France). Bien que retraité, il s’occupe diversement : échanges avec d’autres traducteurs, lectures variées, bricolage et arts martiaux, voyages à Londres avec son épouse anglaise pour rendre visite à leur fille et sa petite famille. Il considère la traduction (thème et version) comme un exercice intellectuel particulièrement stimulant et s’y adonne à la fois professionnellement et pour son plaisir personnel. Jean-Paul a mené l'interview depuis Trivy, en Bourgogne du Sud. Océane se trouvait a Bordeaux et Nadine à Garrey, dans les Landes.
Souvent qualifié de « travailleur de l’ombre », le traducteur joue pourtant un rôle capital dans la diffusion d’œuvres écrites dans une langue étrangère. C’est grâce à lui, et à lui seul, que notre culture personnelle s’enrichit de lectures inaccessibles autrement et que nous découvrons des auteurs connus dans leur pays, mais inconnus dans le nôtre. Trop souvent hélas, le nom du traducteur n’est pas cité dans les émissions, chroniques et blogs qui présentent la version française d’une œuvre écrite en langue étrangère. Une telle omission est un manque de respect total du droit moral de l’auteur de la traduction. C’est en lisant Avec « Fin de ronde », Stephen King cogne - Le Monde, 15/3/2017, que nous avons relevé les noms (heureusement cités) des deux traductrices de Fin de Ronde, thriller de Stephen King, paru en France le 8 mars 2017 (ALBIN MICHEL).
Autre surprise : il n’est pas très fréquent qu’une traduction soit le fruit d’un travail en commun, comme celui qu’ont réalisé avec talent Nadine Gassie et Océane Bies, un tandem d’autant plus solide et harmonieux qu’il réunit la mère (Nadine) et la fille (Océane) ! Leur éloignement géographique relatif n’est guère un obstacle à notre époque où les échanges par mail et téléphone sont si aisés. Toutefois, des séances intenses de travail à deux sont nécessaires, surtout à la fin, lors des ultimes relectures, des corrections et à la réception des épreuves. Grâce à ce dialogue toujours constructif et ce souci constant de la qualité, Nadine Gassie et Océane Bies réalisent un travail unique qui donnera au lecteur français le plaisir de s’approprier des œuvres enfin à sa portée.
Nous les remercions vivement d'avoir répondu à nos questions avec enthousiasme et précision.
J-P : Pouvez-vous présenter votre parcours et nous indiquer ce qui a guidé votre choix du métier de traductrice littéraire ? Peut-on parler de vocation ?
Nadine Gassie : Dans mon cas, oui, je crois qu'on peut parler de vocation. J'ai eu très tôt conscience de la place du traducteur « posté à la porte du livre »... faisant office de portier, détenant les clés. J'ai le souvenir, enfant, d'avoir toujours préparé le plaisir de la découverte d'un nouveau livre par la lecture jouissive de tous les éléments ayant concouru à sa présence entre mes mains : titre, nom de l'auteur, de l'éditeur, de l'illustrateur et, bien sûr, du traducteur, toujours discret, en page de titre intérieure, juste en dessous du titre, donc juste avant « l'ouverture » du livre en français, qui sans lui ne peut se faire...
Océane Bies : Je ne parlerais pas de vocation, non. En revanche, on peut dire que je suis tombée dedans quand j'étais petite. Ma mère étant traductrice, j'ai été sensibilisée à l'anglais dès mon plus jeune âge, et puis j'ai toujours été entourée de livres. C'est comme ça que je me suis naturellement orientée vers une fac d'anglais. J'ai un master 2 recherche en LLCE. Mais je ne me suis jamais imaginée traductrice, bien au contraire, car ayant vu ma mère à la tâche durant toute mon enfance, j'ai très vite pris conscience de la somme énorme de travail que ce métier exige. Et puis j'ai commencé à relire certaines épreuves pour ma mère, et c'est comme ça que de fil en aiguille, je me suis mise à travailler avec elle.
J-P : Quelles qualités stylistiques (ou autres) vous inspirent particulièrement dans une œuvre que vous acceptez de traduire ? Y a-t-il une ou plusieurs œuvres pour lesquelles traduire a été un très grand plaisir ?
Nadine : J'aime les styles qui bousculent « la langue » (et les idées) convenue-s, bouleversent nos a priori, et ce faisant inventent une nouvelle langue, reflet d'une nouvelle vision du monde, lesquelles viendront métamorphoser les nôtres.
C'est probablement l'œuvre de Melanie Rae Thon qui, à ce titre, a été et reste pour moi l'enjeu le plus fort, source d'intense jouissance bien plus que de plaisir.
Océane : Étant jeune traductrice (j'exerce ce métier depuis quatre ans), j'accepte tout ce qu'on pourrait me proposer, peu importe le style ou les qualités du livre. Disons que je ne peux pas me permettre de refuser un contrat. Mais jusqu'à présent on peut dire que j'ai eu de la chance, car j'ai fait mes premières armes avec deux grands auteurs (et ma mère pour mentor), et se voir confier leurs œuvres a toujours été pour moi un immense honneur, ainsi qu'une énorme responsabilité, c'est pourquoi j'ai toujours pris un grand plaisir à les traduire.
J-P : Avez-vous une façon particulière de procéder quand vous vous attelez à la traduction d'un nouveau livre ?
Océane : Tout d'abord, je m’attelle à la lecture. Ça peut paraître évident mais on me demande souvent si je lis le livre avant de le traduire. Donc oui, plutôt deux fois qu'une. Lorsque je commence la traduction à proprement parler, je procède à une deuxième lecture par chapitre où je me concentre exclusivement sur la recherche de vocabulaire et de références (culturelles, historiques, techniques...). Car le travail de traduction est avant tout un travail de recherche. Une fois tel ou tel chapitre « défriché », je me lance dans la traduction.
Nadine : Je lis une première fois le roman, ou recueil de nouvelles, je prends des notes en marge : associations d'idées, références à d'autres écrits de l'auteur, à des questions de société, etc. Je prends acte et conscience des première et dernière phrases du texte, pour savoir où je vais et comment je dois y aller, et j'attaque. Je m'entoure durant la traduction de tout un univers symbolique et signifiant en rapport avec l'œuvre, en vue de favoriser mon travail (livre-audio, photos, musiques, films, gastronomie, etc.). Si je peux, je pars faire de la traduction in situ, sur les lieux de la fiction...
J-P : Les auteurs que vous traduisez répondent-ils aux interrogations éventuelles dont vous leur faites part ? Avez-vous des retours de leur part sur votre version française de leurs œuvres ?
Nadine : J'ai cessé de faire appel aux auteurs pour débrouiller les questions qui se posent en cours de traduction, car j'ai observé que si la plupart d'entre eux acceptent de répondre avec bienveillance, ils ne mesurent pas, la plupart du temps, les enjeux qui se posent à nous, dans notre langue. Nos questions les laissent perplexes, ou parfois même les dépassent, ils ne les comprennent pas, d'autant qu'eux-mêmes sont, au même moment, sortis de ce texte, déjà ancien pour eux, et accaparés par l'écriture d'un nouveau texte... Internet, nos relations, notre perspicacité nous suffisent amplement la plupart du temps pour tout résoudre, sans avoir à importuner nos auteurs.
Océane : Je n'ai jamais été en contact direct avec un auteur. Peut-être par pudeur : j'ai tendance à me dire que les écrivains ont autre chose à faire que de discuter avec leurs traducteurs, car ils peuvent en avoir beaucoup. Et puis le travail en binôme permet de pallier à d'éventuelles difficultés avec deux fois plus d'efficacité. Aucun retour non plus sur la version française de leurs œuvres, car ils n'ont pas forcément les connaissances requises dans telle ou telle langue pour juger de la qualité d'une traduction.
J-P : Vous est-il arrivé d’être sur le point de jeter l’éponge tant les difficultés d’un texte, non repérées au départ, vous semblaient insurmontables ?
Océane : Non, et c'est là l'avantage de la traduction en binôme, tout est plus surmontable lorsqu'on est deux.
Nadine: Non, même si seule, il m'est souvent arrivé de passer par une phase de découragement ou d'accablement située à peu près à la moitié de l'ouvrage, moment que je vis alors comme l'approche du sommet d'une montagne terriblement dure à gravir, sachant que la seconde partie sera plus facile à négocier, comme la redescente dans la vallée.
J-P : Comment avez-vous organisé votre travail en binôme pour la traduction de certains titres de Stephen KING notamment ? Quelles sont les contraintes matérielles ou autres et quels sont les avantages ? Recommanderiez-vous cette formule à d’autres traducteurs ?
Océane : Très simplement. On se partage généralement le roman en deux. Chacune effectue sa part, s'ensuit un interminable travail de relecture, de concertation et d'harmonisation. Les compétences ou analyses de l'une sont souvent complémentaires de celles de l'autre, ce qui permet selon moi d'aboutir à des traductions équilibrées et le plus justes possible. Le travail en binôme permet d'avoir du recul sur le texte, chose que l'on perd souvent en cinq mois ou plus de travail acharné. Le dialogue, l'écoute, l'humilité, le compromis, tout cela aide à la réalisation d'une traduction bien faite. Lorsque l'ego est mis de côté, je pense que le travail en binôme ne peut avoir que des avantages (si ce n'est que la paye est divisée en deux à l'arrivée...). Il s'agit aussi de savoir défendre ses idées lorsqu'il y a désaccord. C'est un travail d'équilibre dont il ne faut jamais perdre de vue l’intérêt premier : celui du texte.
Nadine : Nous modifions notre stratégie à chaque roman ou recueil de nouvelles, sachant qu'un texte dicte sa façon d'être traduit. Mais nous veillons généralement à respecter une équité quasi parfaite, sans qu'il y ait de cadre rigide non plus. Nous traduisons, en volume, la moitié chacune, puis nous nous relisons et corrigeons mutuellement, par échange de fichiers, avec à l'occasion une conversation téléphonique, mais c'est rare. Nous réservons l'entrevue en tête à tête et la discussion de vive voix, sur les derniers points à harmoniser, pour la fin, avant remise à l'éditeur du manuscrit finalisé.
C'est une méthode idéale, de liberté totale pour chacune, tout en bénéficiant du soutien constant de l'autre, de partage équilibré des responsabilités, et d'accroissement des potentialités. Sur un auteur aussi complexe et riche en voix énonciatives que Stephen King, nous avons découvert que c'est un avantage certain, garant de même richesse vocale en français.
J-P : Pour nos lecteurs qui souhaiteraient en savoir plus sur Stephen King , pourriez-vous nous présenter cet auteur et
nous indiquer depuis quand vous êtes devenues « sa nouvelle voix » en français ?
Nadine : Stephen King, mythe vivant de la littérature américaine, a publié plus de cinquante romans, tous best-sellers, et plus de deux cents nouvelles. Depuis son premier roman, paru en 1974, il n'a cessé de s'imposer en maître dans le domaine de l'horreur, du fantastique, de la science-fiction et du roman policier. Depuis 2007, j'ai traduit trois de ses romans en solo ainsi qu'un recueil de nouvelles.
Océane : J'ai rejoint l'aventure en 2013 et nous avons traduit ensemble cinq de ses romans et son dernier recueil de nouvelles.
J-P : Traduire Stephen KING doit être une expérience unique ! Quelles sont les spécificités et les difficultés de cet auteur ?
Nadine : C'est bien sûr une expérience unique et un enjeu de taille ! King est un auteur multi-genres et prolifique, donc sa traduction exige beaucoup de lectures préparatoires et de lectures concomitantes, pour accompagner la traduction : nous devons lire ce qu'il a écrit avant, pendant, et savoir même ce qu'il écrira après... Nous devons lire ses maîtres et ses sources, citées ou pas, nous devons savoir ce qui se dit et s'écrit de lui, ce que lui-même dit et écrit de lui. Et nous devons faire un travail aussi puissant et percutant que le sien sur la langue et sur le monde, car c'est un auteur qui avance vite et fort, et nous devons le suivre, à pas de géant. Le titre du tout récent article du Monde : « Fin de Ronde : King cogne », sur le dernier opus de la trilogie Hodges, semble nous donner raison. Si King cogne, c'est que ses traductrices cognent aussi...
Océane : Stephen King a une écriture en apparence très simple car très fluide, à la limite de l'oralité. Mais cette apparente simplicité est bien évidemment le fruit d'un long travail. Je pense notamment à la trilogie Hodges, où l'oralité est poussée à son paroxysme par la prise en charge de la narration par tous les personnages, alternant ainsi les styles et les points de vue énonciatifs, parfois même d'une phrase à l'autre, et y compris dans une même phrase. Stephen King a aussi cette particularité qu'il manie les sauts dans le temps à la perfection, il promène constamment ses lecteurs d'un temps de la narration à un autre, ce qui peut être déconcertant pour le traducteur qui ne doit jamais perdre de vue qui parle, quand, à qui, comment, etc... Avec son style très frontal, oral, polyphonique et multitemporel, je dirais que Stephen King est un auteur qui casse les codes de la littérature conventionnelle.
J-P :On entend souvent dire que « traduire, c’est trahir » ? Comment parvenir à trahir le moins possible ?
Océane : Je ne suis pas d'accord avec cette idée. Pour moi, traduire, c'est servir. Car la traduction est avant tout une passerelle entre les personnes, les peuples, les cultures, les idées... Il y a bien entendu mille façons de traduire un texte, comme il peut y avoir mille façons de lire un texte. Donc selon moi c'est encore une fois une question d'équilibre, équilibre entre sa propre sensibilité et ce qui caractérise le texte en lui-même, qu'il s'agisse du style ou du message porté par l'auteur. Il faut accepter où le texte nous mène, sans se faire prendre au piège de l'interprétation hâtive, parfois même de la pudeur, ou, à l'inverse, de l'étoffement et de l'embellissement.
Nadine : J'adhère totalement à la formule unique et novatrice d’Océane : « Traduire, c'est servir » ! Elle a magnifiquement répondu sans tomber dans le piège du poncif. Si seulement ce bel adage pouvait tordre le cou une fois pour toutes au vieil et éculé « Traduire, c'est trahir » qui ne reflète que l'ignorance et la frustration des non-initiés à cette science rigoureuse et cet art consommé qu'est l'exercice de la traduction littéraire.
Un traducteur conscient des enjeux de signifiance d'un texte, c'est-à-dire ses enjeux poétiques et politiques, et de ses enjeux énonciatifs, c'est-à-dire ses enjeux personnels et trans-personnels, ne sera jamais un traître à rien ni personne mais un serviteur authentique de « la voix », et des voix, qui lui sont données à entendre. Les autres sont des traîtres, naturellement, mais ce ne sont pas des traducteurs !
J-P : Y a-t-il un auteur/un titre que vous adoreriez traduire et pensez-vous que vous arriveriez à convaincre un éditeur de vous en confier la traduction ?
Nadine : J'aimerais continuer à traduire pour un nouvel éditeur mon auteur australien principal, Tim Winton, que j'ai servi avec une vraie force poétique pendant vingt ans avant que les éditions Rivages et leur nouvelle traductrice ne massacrent son dernier opus, Eyrie, en 2015. Ce scandale éditorial passé alors inaperçu doit maintenant éclater au grand jour et un grand éditeur français doit absolument « sauver » le non moins grand Winton. J'y travaille.
Océane : Il y a un texte que j'aurais aimé traduire, pour répondre différemment à votre question : Johnny s'en va-t-en guerre, de Dalton Trumbo, roman antimilitariste par excellence. Bouleversant par le thème, bien sûr, mais aussi par sa puissance narrative. Et déjà admirablement traduit...
J-P : Travaillez-vous actuellement sur une traduction particulièrement passionnante ?
Océane : Aucune traduction en cours pour le moment, je consacre donc mon temps à des lectures en vue d'éventuels projets à proposer à des éditeurs.
Nadine: Oui, bien sûr... mais c'est top secret !
Entretiens menés par Jean-Paul DESHAYES avec d'autres linguistes :
Edith Soonckindt - linguiste du mois de mai 2014
Annie Freud - linguiste du mois de septembre 2015
Interviews précédentes réalisées en 2017
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