Entretien imaginaire réalisé par Catherine Pizani & Jean Leclercq,
en enjambant les siècles et les continents.
Jean Leclercq La Malinche Catherine Pizani
(Rosario Marquardt)
On n'arrête pas le progrès, dit-on. C'est tellement vrai que des chercheurs d'une certaine Vallée du Silicium viennent de mettre au point une application (encore au stade expérimental) permettant d'entrer en contact avec des personnalités historiques. LMJ a voulu l'essayer en invitant à son rendez-vous mensuel un personnage controversé : la Malinche, comme on l'appelle communément.
Certes, par la suite, Pocahontas joua le même rôle en Virginie et Sacagawea servit de truchement à Lewis et Clark, mais la Malinche fut la première interprète de l'histoire des Amériques.
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LMJ : Madame, c'est un grand honneur pour nous de vous accueillir en qualité de Linguiste du mois. La Malinche est votre patronyme le plus courant. Dans le Mexique d'aujourd'hui, un cours d'eau et un volcan portent ce nom. Les Mexicas vous appelaient Malintzin ou Malinche, mais on vous connaît aussi sous le nom de Malinalli et de doña Marina. Comment convient-il de vous appeler ?
Malinche : Appelez-moi comme il vous plaira ! Mon nom a en fait évolué avec ma propre histoire. À ma naissance, on me donna le nom de Malinalli (selon les interprétations historiques, Malinalli est le 12ème jour du mois náhuatl, mais Malinalli veut aussi dire « liane tressée », expression náhuatl utilisée dans la construction des maisons. Plus tard, on y ajouta Tenépatl, ce qui signifie « le don des mots »). À la mort de mon père, ma mère se remaria et eut un fils. Devenue encombrante, on finit par me vendre à des marchands d'esclaves d'une importante place commerciale du sud-est du Mexique. Mais ce ne fut pas la fin de mes tribulations puisqu'on m'offrit en tribut à un cacique du Tabasco, à la suite d'une guerre entre Mayas et Mexicas. J'étais très jeune et je parlais ma langue maternelle, le náhuatl, et celle de mes nouveaux maîtres le maya-yucatèque. Quand je fus finalement offerte, avec 19 autres jeunes femmes, un peu d'or et des tissus précieux, à Hernán Cortés, celui-ci nous fit baptiser [1] et je reçus le prénom chrétien de Marina, proche phonétiquement de Malinalli. C'est d'ailleurs sous le nom de doña Marina que j'apparais dans le célèbre récit de Bernal Díaz del Castillo. [2] Par la suite, les Mexicas (ceux que vous appelez les Aztèques), m'appelèrent Malintzin ou Malin-tzîn, le suffixe « tzîn » étant une marque de respect envers une personne de la noblesse indienne et l'équivalent de « Doña Marina » ; mais les Espagnols ne pouvant prononcer certains phonèmes de mon nom, le changèrent en Malinche. Les interprétations historiques de mon nom ne manquent pas mais celui qui a le plus marqué la mémoire collective mexicaine, c'est la Malinche.
LMJ : Quand et où êtes-vous née ? Quelle a été votre langue maternelle ?
Malinche : Comme vous le savez, à l'époque de ma naissance, nous n'avions pas le même calendrier que le vôtre. Nos prêtres possédaient une très bonne connaissance de l'astronomie et nous suivions un calendrier solaire. Je suis probablement née à Olutla (dans l'état de Veracruz), dans une famille noble de la société mexica, mon père était le cacique de la province de Painalla. Il est fort probable que je sois née entre 1496 et 1501, à la frontière des états aztèques de la vallée de Mexico et des territoires mayas du Tabasco. Du point de vue linguistique, cette province se situait dans l'aire du náhuatl, la langue des peuples du plateau central du Mexique. Lorsque je fus vendue à des marchands d'esclaves et emmenée à Potonchán, je dus apprendre la langue maya (ce que vos linguistes appellent le yucatèque), complètement différente et que les nahuatlophones appelaient par dérision le popoluca, c'est-à-dire le charabia. Comme l'écrit très justement une écrivaine qui m'a consacré un livre : « le bilinguisme est souvent le fruit amer de l'exil » [3]. Une chose est sûre, mon polyglottisme m'a permis de survivre et de m'adapter dans un monde doublement patriarcal. J'ai su donner un sens à ma condition de petite fille vendue puis d'esclave abusée et soumise en apprenant les langues locales, leurs variantes et enfin le castillan pour finir par jouer le rôle que vous connaissez.
LMJ : Dans quelles circonstances êtes-vous devenue l'interprète de Hernán Cortés lorsque celui-ci s'est lancé dans la conquête de ce qu'on allait bientôt appeler la Nouvelle Espagne ?
Malinche : Suite à un affrontement entre les Espagnols et les Indiens du Tabasco, un cacique m'a offerte à Hernán Cortés en signe de paix. Les Aztèques se déplaçaient souvent avec des femmes qui leur préparaient leurs repas; en voyant les troupes de Cortès sans cantinières, ils offrirent des jeunes femmes au Conquistador sans forcément s'imaginer qu'elles deviendraient les concubines de ses compagnons… Cortés m'attribua à l'un de ses plus fidèles lieutenants, Hernando Alonso Puerto-Carrero. À ce moment-là, Cortés communiquait sans peine avec les Mayas, grâce à Gerónimo de Aguilar, un prêtre espagnol, rescapé d'une précédente expédition et qui fut prisonnier des Mayas du Yucatán pendant huit ans. Mais, quand commença la marche vers l'ouest et la conquête de l'intérieur du pays (laquelle dura une dizaine d'années, faite de négociations avec les peuples rencontrés et de traversées de sites naturels souvent dangereux voire impraticables), Aguilar se trouva fort en peine car il ne comprenait plus rien. Les premiers émissaires de Moctezuma qui vinrent au-devant des Espagnols parlaient le náhuatl que je comprenais puisque c'était ma langue maternelle. C'est à ce moment-là, à la Pâques 1519, que Cortés s'aperçut que je pouvais lui être utile. Après avoir renvoyé en Espagne mon premier maître, Cortés me prit avec lui et je devins très vite son interprète, sa conseillère, sa maîtresse et, enfin, une épouse indispensable au moment des rencontres politiques de mon mari. Au fil du temps, je devins médiatrice culturelle et finis par enseigner aux Espagnols les coutumes sociales et militaires des natifs jusqu'au point de jouer un rôle diplomatique (et certains disent de servir d'espionne) pendant la première partie de la conquête. Vous pouvez d'ailleurs me retrouver dans de nombreux codex et autres représentations de l'époque, on m'y voit accompagner Cortés lors de ses rencontres avec les autochtones. C'est pour cela que, dans sa chronique, Bernal Díaz dit que « sans l'aide de doña Marina, nous n'aurions pu comprendre la langue de la Nouvelle-Espagne ».
LMJ : Aviez-vous appris l'espagnol ? Était-il courant, dans le Mexique précolombien, de requérir les services d'une femme pour assurer l'interprétation entre deux grands personnages ?
Malinche : Au début, mes connaissances d'espagnol étaient limitées pour pouvoir interpréter directement du náhuatl à l' espagnol et vice-versa. Je traduisais donc du náhuatl au maya à Aguilar, lequel traduisait ensuite du maya à l'espagnol à Cortés, un peu comme cela se fait encore parfois actuellement. Au fur et à mesure de la conquête, j'ai fini par maîtriser l'espagnol et suis devenue indispensable dans les jeux politiques de Cortés ; j'ai ainsi obtenu la confiance du conquistador, gagné en prestige et récupéré le rang social de mon enfance. Maintenant, quant au recours à une femme, c'était absolument inédit. Les sociétés indiennes étaient très machistes et, en tout cas, il était exclu qu'une femme prenne la parole en public. C'est vous dire la surprise que durent éprouver l'empereur Moctezuma et sa suite lorsque, le 8 novembre 1519, venant à la rencontre de Cortés, ils me virent, moi - une femme indienne - entre Cortés et lui, m'adressant directement à l'un et à l'autre, sans intermédiaire. Ce dut être un choc culturel ! Et ce ne serait pas le seul. Mais, pour tout cela, je vous renvoie aux historiens et aux artistes qui ont décrit les tragiques événements qui suivirent.
LMJ : Malgré l'anéantissement des civilisations précolombiennes, comment s'explique la survivance du náhuatl ? Selon nos sources, il y aurait plus de gens parlant le náhuatl dans le Mexique contemporain qu'à l'époque de la Conquête.
Malinche : Les Espagnols n'étaient pas tous ces soudards assoiffés d'or qui nous soumirent. Après eux, vinrent des intellectuels, comme Bernardino de Sahagún qui, avec des lettrés locaux, dressa un inventaire de la civilisation aztèque avant la Conquête, en édition bilingue náhuatl-espagnol [4]. Ces intellectuels firent en sorte que de nombreux codex précolombiens ne soient pas détruits.
De plus, Cortés demanda qu'on lui envoie des moines franciscains pour évangéliser le pays, et ceux-ci comprirent vite qu'ils ne pourraient le faire qu'en s'adressant en náhuatl. Cette langue est donc restée assez vivante. D'ailleurs, elle a déteint sur l'espagnol du Mexique : camote (la patate douce) vient de camohlt, jacal (la paillote) dérive de xacalli, sinsonte (l'oiseau moqueur polyglotte que vous connaissez bien), du nahuatl centzontototl. Certains mots náhuatl sont même passés dans d'autres langues : ahuacatl qui a donné avocat, tzápotl pour le sapotillier (Achras sapota), de la famille des sapotacées. et son fruit, la sapote, sans parler du mot chocolat qui vient de xocoatl, xococ (amer) et atl (eau).
LMJ : Pour terminer, je voudrais vous poser une question un peu délicate. Certains estiment que vous avez trahi les vôtres en servant d'interprète et de conseillère à Cortés, leur envahisseur. Il n'est pas rare qu'on qualifie de malinchista [6] celle ou celui dont le patriotisme est douteux. Que leur répondez-vous ?
Malinche : Eh bien, je dirais à ceux-là qu'en tant qu'esclave, je n'avais pas le choix et que, finalement, j'ai eu sur Cortés une influence plutôt positive. Mon rôle de médiatrice culturelle a permis à Cortés d'éviter de nombreux conflits et de nombreux massacres. J'ai non seulement servi d'interprète mais aussi de diplomate avertie car les us et coutumes de tous les peuples précolombiens étaient complexes et difficiles à déchiffrer. L'Histoire me jugera et des historiens commencent à montrer que je n'ai pas été cette traîtresse que d'aucuns ont voulu voir en moi [5]. Ensuite, en intervenant comme interprète dans les discussions au sommet, j'ai contribué à promouvoir la place de la femme dans la société mexicaine. Enfin, de Cortés j'ai eu un fils, Martin, qui m'a été enlevé à l'âge de six ans, lorsque Cortés l'emmena en Espagne accomplissant ainsi le sombre présage associé à la perte, la mort, qui est lié à mon prénom et au jour de ma naissance dans les calendriers náhuatl. Je fus la mère du premier métis, engageant la société mexicaine dans la voie d'un métissage riche, complexe et aussi douloureux. C'est ce qui est écrit sur un mur de la place des Trois Cultures, à Mexico : No fue triunfo, ni derrota, sino que el doloroso nacimiento de este pueblo mestizo que es el Méjico de hoy. [7] Rien ne dit mieux le drame que notre peuple a vécu.
Statue de Cortés et de La Malinche, Coyoacán
flickr ramalama_22
[1] L'église autorisait les Espagnols à vivre maritalement avec des femmes indiennes, à condition que celles-ci fussent baptisées. Ce statut s'appelait la barrangania.
[2] Bernal Díaz del Castillo. Verdadera Historia de los sucesos de la conquista de la Nueva Espaňa. (Histoire véridique de la conquête de la Nouvelle-Espagne, traduction française de Denis Jourdanet & Rémi Siméon, 1880).
[3] Anna Lanyon. Malinche's Conquest. Sydney, Allen & Unwin, 1999. [En édition française, Malinche l'Indienne. L'autre conquête du Mexique. Traduit par Jacques Chabert. Paris, Payot & Rivages, 2001.)
[4] Sahagún (Fr. Bernardino de). Historia general de las Cosas de Nueva Espaňa. Mexico, Editorial Pedro Robredo, 1938.
[5] Marisol Martin del Campo. Amor y Conquista : La novela de Malinalli mal llamada Malinche. Mexico, Editiorial Planeta Mexicana, 1999. Laura Esquivel, Malinche. Mexico, Suma de Lettras, 2006.
[6] Le mot malinchismo semble être entré dans le vocabulaire mexicain à la fin des années quarante. Il désigne le goût de certains pour tout ce qui est étranger ou exotique. Avec une connotation souvent péjorative, les Mexicains appellent malinchistas ceux de leurs compatriotes qui s'entichent de tout ce qui est étranger ou préfèrent la compagnie des étrangers et les façons de faire des autres pays à la culture mexicaine. Voir aussi : After 500 Years, Cortes's Girlfriend Is Not Forgiven, New York Times, 1997.
[7] Ce ne fut ni un triomphe, ni une déroute, mais l'enfantement douloureux de ce peuple métis qu'est le Mexique d'aujourd'hui.
Lecture complémentaire :
Jacques Soustelle.
Les Aztèques à la veille de la conquête espagnole. Paris, Livre de poche, 2008.
Z2016/4
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