En cette fin d'année, plusieurs invités s'étant décommandés, Le Mot juste a voulu jouer à « l'arroseur arrosé » en invitant l'un de ses fidèles collaborateurs à sa rubrique mensuelle. Jean Leclercq, dont la signature apparaît fréquemment en qualité d'auteur ou de traducteur [1] , a accepté de se prêter à l'exercice, dût-il en souffrir dans sa modestie..
LMJ : Comment en êtes-vous venu à la traduction? Pourquoi y êtes-vous resté?
J.L. : Très franchement, par hasard. Après de solides études de lettres et de droit à l'université de Lille et mon service militaire accompli, je me trouvais au Canada pour un séjour qui devait être de durée limitée. J'y rencontrai celle qui est devenue ma femme, et me mis en quête d'un emploi. Un soir, en bavardant avec un compatriote sur la rue Sainte-Catherine, celui-.ci me suggéra deux possibilités : être vendeur au rayon de vêtements masculins d'un grand magasin ou traducteur anglais-français. La seconde solution me parut plus conforme à mon profil. Je débutai à l'essai dans le service de traduction d'une grande société. J'appris le métier sur le tas, entouré de collègues sympathiques qui m'aidèrent beaucoup. Ensuite, ayant acquis quelques années d'expérience, je tentai le concours de recrutement d'une organisation onusienne sise à Genève et j'eus la chance d'être engagé. Au début, la traduction n'était pour moi qu'un emploi d'attente, mais je m'aperçus vite que j'étais étiqueté et qu'il me serait difficile de me réorienter. Traducteur de fortune, j'allais progressivement devenir traducteur de métier.
LMJ : Restons au Canada, si vous le voulez bien. Quand vous y habitiez ressentiez-vous une tension entre les deux groupes linguistiques ? Dans quelle mesure la politique de bilinguisme a-t-elle atténué cette tension et permis de meilleurs rapports entre les deux communautés
J.L. Effectivement, j'ai vécu à Montréal de 1966 à 1970, c'est-à-dire à l'époque où les tensions entre les deux groupes atteignaient leur paroxysme, conduisant même à des actes de violence comme on n'en avait pas connus dans la province de Québec depuis la rébellion de 1837. Le gouvernement fédéral, s'inspirant des conclusions de la Commission royale d'enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme au Canada (dite Commission Laurendeau-Dunton), s'attacha à mettre en œuvre une politique de bilinguisme à l'échelle du pays tout entier.
1968 - Davidson Dunton et André Laurendeau,
coprésidents de la Commission royale
sur le bilinguisme et le biculturalisme au Canada
Pour les francophones du Québec, du Nouveau-Brunswick, de l'Ontario et du Manitoba, le bilinguisme ne se limita plus aux timbres-poste et aux billets de banque. ! La capitale fédérale, Ottawa, cessa d'être une redoute victorienne et s'ouvrit au bilinguisme et au pluriculturalisme. Le Premier Ministre fédéral, Pierre Trudeau, lui-même parfaitement bilingue, fut l'artisan de cette évolution qui contribua beaucoup à réduire les tensions et à apaiser les esprits. Au niveau provincial, le Premier Ministre René Lévêque mena une politique de francisation du Québec qui aboutit à donner un visage résolument français à la Belle Province. Cette évolution, tout à fait remarquable à une époque où les relations intercommunautaires se sont crispées un peu partout dans le monde, n'a pas toujours été suffisamment méditée en Europe.
Pierre Trudeau |
René Lévêque |
LMJ : Aimez-vous traduire ? Qu'est-ce qui vous plaît dans la traduction ?
J.L. : Avec autant de franchise que pour la précédente question, je répondrai que j'ai progressivement aimé traduire. Au début, j'ai trouvé cela intéressant, mais sans plus. Un moyen comme un autre d'attendre une ouverture professionnelle correspondant mieux à ma formation. Le texte à traduire me semblait une contrainte, parfois insupportable. La démarche me paraissait servile. Chemin faisant, je me suis aperçu qu'en traduisant, j'apprenais beaucoup de choses, que je me familiarisais avec toutes sortes de sujets, que chaque texte était une occasion d'enrichir mes connaissances. Il y avait aussi l'envie de transmettre aussi fidèlement que possible le message, tout en l'adaptant aux subtilités de la langue d'arrivée. Je découvris que traduire, c'est bien plus qu'aligner des mots, c'est recréer, c'est parfois même mieux dire que dans l'original. Bref, que traduire c'est aussi réinventer le texte. Dès lors, je me suis mis à aimer la traduction.
LMJ : Le traducteur n'est-il pas très isolé, retranché derrière ses textes ?
J. L.: De par la nature de son travail, le traducteur est forcément isolé. Il éprouve souvent la « solitude du coureur de fond », l'impression d'entrer dans un tunnel lorsqu'il entreprend un travail de longue haleine, comme la traduction d'un livre. En outre, il faut en convenir, la profession attire les introvertis, les timides, parfois même les tourmentés. C'est un travail peu gratifiant. Le traducteur est un artisan de l'ombre et, bien souvent, il ne demande pas mieux qu'on l'ignore. Pourtant, il existe des méthodes d'animation du travail : constitution d'équipes, réunions d'harmonisation terminologique, tutorat par les « anciens », mais peu utilisées, par souci de rendement. À cet égard, les possibilités désormais offertes par les blogs et les réseaux sociaux peuvent aider à désenclaver le traducteur, à rompre son isolement. Je pense entre autres aux Fusionistas à Montréal, au Café des freelances à Paris et aux rencontres de réseautage organisées par l'ATAMESL ou les Matinales de la SFT. Mais, encore faut-il qu'il le veuille !
LMJ : Vous est-il arrivé de traduire des textes que vous avez trouvés insipides ou/et dans lesquels vous ne compreniez pas le point de vue de l'auteur ?
J.L. Bien sûr, et c'est face à de tels textes qu'on se rebelle parfois. Le traducteur est le seul qui lise véritablement le document. Comme l'a dit l'auteur argentin J. Salas Subirat : « Traduire est la manière la plus attentive de lire ». En détricotant le texte, on en découvre toutes les faiblesses et, souvent, lorsque se pose un problème de traduction, c'est à cause d'une maladresse d'expression dans l'original. Un écrivain canadien me disait un jour que, s'il en avait les moyens, il ferait traduire tous ses livres afin d'en débusquer les faiblesses. Lui, avait compris l'alchimie complexe de la traduction !
LMJ : Quelle est votre éthique de travail en pareil cas ?
J.L. Tenter d'avoir un contact avec l'auteur du texte afin d'élucider la difficulté. Si possible, le rencontrer. Dans une organisation comme celle où j'ai travaillé, le rédacteur du document est souvent dans les parages. Deux types de réactions sont alors possibles. La moins fréquente est du genre: « lt says what it says, just translate ! ». Mais, le plus souvent, c'est une attitude de compréhension et de collaboration qui amène l'auteur à retoucher l'original dans le sens d'une plus grande clarté ou d'une plus grande précision.
LMJ : À votre avis, quelles sont les qualités essentielles d'un bon traducteur ?
J.L. Je serais tenté de vous répondre ce que Mme Seleskovitch disait lorsqu'on lui posait la même question à propos de l'interprète: la bonne connaissance d'au moins deux langues étrangères mais, surtout, un bon bagage de culture générale. J'ajouterais que le traducteur doit aussi maîtriser parfaitement la langue d'arrivée, c'est-à-dire sa langue maternelle. En effet, il lui faut connaître toutes les caractéristiques grammaticales et lexicologiques de la langue d'arrivée, s'il veut pouvoir rendre toutes les nuances du texte qu'il traduit.
LMJ : Combien de langues parlez-vous? Avez-vous certaines dispositions pour ces langues; par exemple, en quelle langue rêvez-vous, préférez-vous lire un livre d'aventure, un livre de cuisine, prenez-vous des notes, etc… ?
J.L. Je dis toujours que je n'en sais qu'une: ma langue maternelle. Mais, je traduis à partir de l'anglais et de l'espagnol, et je me débrouille dans plusieurs autres langues. Les dispositions, à mon avis, c'est la volonté de communiquer avec l'autre. Si cette volonté vous habite, vous aurez des « dispositions ». Le reste est une question de travail. L'apprentissage des langues requiert un effort. Il faut bachoter, tout au moins au début, pour acquérir la masse critique qui permet ensuite d'apprendre plus agréablement. Quant à la langue dans laquelle on rêve, je crois que c'est une illusion. La langue des rêves n'appartient à aucun idiome particulier. Le grand Jean-François Champollion, linguiste hors-pair, disait rêver en amharique, mais c'était une boutade! Pour ce qui est des lectures, l'original est toujours préférable, quel que soit le sujet, et quant à prendre des notes, oui, j'en prends et de plus en plus, car ma mémoire n'est plus ce qu'elle était naguère.
LMJ :Enfin, si vous aviez un seul conseil à donner à nos ami(e)s traducteurs/trices, quel serait-il ?
J.L. Ce conseil unique sera en fonction de l'expérience professionnelle du traducteur/trice. Au débutant, au junior, je dirais d'avoir confiance, de ne pas se décourager et de rompre l'isolement. Au confirmé, au senior, je dirais de faire bon accueil aux jeunes, de les épauler et de leur donner confiance, car c'est un métier dans lequel on a trop tendance à douter.
LMJ : Croyez-vous comme Claude Hagège [ http://bit.ly/2gQdm3j ] que l'anglais exerce une domination sur le français ?
J.L. : Oh, j'en suis persuadé. La « domination douce » de l'anglais s'exerce sur toutes les langues et l'on voit mal comment le français pourrait y échapper. Cette domination traduit la puissance politique, économique et culturelle des pays anglophones dans le monde contemporain. Certaines langues - je pense aux langues scandinaves - sont plus dominées que le français. C'est une réalité qui subsistera jusqu'à ce que cette domination passe en d'autres mains. Jadis, le grec a été la langue véhiculaire du monde méditerranéen, jusqu'à ce qu'il soit remplacé par le latin !
LMJ : Pour en revenir aux années où vous vous intéressiez à la linguistique, notamment au français et à l'anglais, croyez-vous que la jeune génération soit aussi attachée que la vôtre à la clarté et à la précision de la langue ?
J. L. Ma réponse est non. Il est bien certain que la jeune génération n'est plus aussi attachée que ses aînés au beau langage. Toutes sortes de facteurs l'y incitent. Le nivellement par la base, la défaillance de l'enseignement, le laxisme que l'on confond avec la liberté, font que l'on accorde moins d'importance à la clarté de l'expression et à la précision des termes. La langue est mise à mal, même par ceux qui devraient normalement la défendre. Mais, là aussi, c'est un phénomène qui n'est pas strictement français et que l'on observe partout. Cependant, des événements récents montrent que le public français reste attaché à la qualité de l'expression. Le président que la France vient de choisir a conquis l'électorat non seulement par sa jeunesse et sa bonne mine, mais aussi par un discours extrêmement soigné. Ses deux principaux rivaux (Le Pen et Mélenchon), quoi qu'on en pense par ailleurs, s'exprimaient eux aussi étonnamment bien. Donc, tout n'est pas perdu, et l'on aime encore le beau langage !
[1] Parmi d'autres :
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