linguiste du mois de février 2017
Jonathan Goldberg s'est entretenu avec Professeure Ayres-Bennett par Skype de Los Angeles à Cambridge
traduction : Jean Leclercq ORIGINAL ENGLISH INTERVIEW
Echo Park, Los Angeles |
La Cam, Cambridge |
Wendy Ayres-Bennett est une spécialiste de l'histoire de la langue française et de la réflexion linguistique, plus particulièrement dans la France du XVIIe siècle. Ses principaux centres d'intérêt concernent notamment les questions de normalisation et de codification, l'idéologie et la politique linguistiques, l'évolution et la variation de la langue, du XVIe siècle à nos jours. [1] À l'issue du présent entretien, on trouvera une sélection bibliographique d'œuvres de Professeure Ayres-Bennett.
-----
LMJ : Pendant combien d'années avez-vous appris le français à l'école, et à quel stade votre intérêt pour cette langue est-il devenu si vif que vous avez compris qu'il orienterait toute votre carrière ?
W A-B : Comme c'était l'usage au Royaume-Uni à mon époque, j'ai entrepris l'étude du français à l'âge de 11 ans. J'ai ensuite continué pendant sept ans et achevé le niveau secondaire avec le latin comme deuxième et l'allemand comme troisième langue. Mes parents et ma sœur étaient des « matheux », mais j'étais attirée par les langues, à cause d'une fascination précoce pour les mots, les mots croisés, les dictionnaires, etc. J'ai fait des études de licence de français et d'allemand à Cambridge, puis j'ai entrepris un troisième cycle menant à un doctorat à Oxford. Actuellement, je suis Professeure des Universités et membre de Murray Edwards College à Cambridge.
LMJ : Quel a été le sujet de votre thèse de doctorat ?
W A-B : Pendant mes études de licence, j'ai adoré l'histoire de la linguistique, l'histoire de la langue française et la littérature française du XVIIe siècle. De ce fait, je me suis passionnée pour un linguiste du milieu du XVIIe siècle : Claude Favre de Vaugelas. Il s'est rendu célèbre comme commentateur influent de la langue française, mais les spécificités de son œuvre, telles qu'elle ressortent des Remarques sur la langue françoise utiles à ceux qui veulent bien parler et bien escrire,(Paris, 1647), étaient moins connues. Cela a retenu mon attention et j'ai décidé de les étudier de près.
LMJ : Vous avez été directrice de recherche d'un projet sur le genre des observations sur la langue française. Le Corpus des remarques sur la langue française (XVIIe siècle) a été publié par les Classiques Garnier Numérique en 2011 et constitue un élément important du Grand Corpus des grammaires françaises, des remarques et des traités sur la langue (XIVe-XVIIe siècles)
Quelles ont été les étapes qui vous ont menée à ce domaine de recherche particulier ?
W A-B : Les observations de Vaugelas ont été à l'origine de toute une série d'autres travaux du même genre. Ces ouvrages d'observations sont typiquement français et complètent les dictionnaires, les grammaires et les manuels d'enseignement plus normatifs. Pour ceux qui connaissent le linguiste français contemporain Bernard Cerquiglini, son livre « Merci Professeur » et les séquences vidéo éponymes, je dirais qu'il équivaut de nos jours à ce qu'étaient les auteurs d'observations du XVIIe siècle.
En 1635, lorsque fut fondée l'Académie française, les Académiciens ont promis de publier un dictionnaire, une grammaire, un traité de poétique et un autre de rhétorique. La première édition du dictionnaire n'est parue qu'en 1694 et le travail sur les autres ouvrages n'avançait pas. Au lieu de cela, les observations de Vaugelas ont pris la place de la grammaire, sous la forme d'un ensemble de remarques sur « le bon usage » du français, titre d'ailleurs repris, au XXe siècle. par Maurice Grevisse pour sa célèbre grammaire. Il est difficile d'imaginer l'influence que les remarques de Vaugelas eurent à l'époque. Le dramaturge Pierre Corneille remania, par exemple, les textes de l'édition de 1660 pour rendre son usage du français plus conforme aux recommandations grammaticales de Vaugelas. On dit aussi que Racine aurait emporté son Vaugelas à Uzès (dans le sud de la France) pour prévenir toute contamination de son bon usage du français !
LJ M: Existe-t-il quelque chose au sein de l'Académie française ou hors de celle-ci que l'on puisse considérer comme la version 20e siècle de ces remarques sur la langue française ?
W A-B : Oui, le site Web de l'Académie française comporte une rubrique intitulée « Dire, ne pas dire » qui contient de telles mises en garde linguistiques. Les chroniques de langue de la presse nationale et régionale sont une autre source d'orientations en matière de langue française. Comme je l'ai dit, des linguistes comme Cerquiglini sont aussi, à certains égards, les successeurs de Vaugelas et de ce que nous appelons les « remarqueurs » français.
LMJ : L'un de vos domaines d'étude a été la diachronie. Pouvez-vous expliquer à nos lecteurs ce que l'on entend par là et quel est le rapport avec l'étymologie ?
W A-B : C'est une notion essentiellement simple : la diachronie étudie le pourquoi et le comment de l'évolution des langues dans le temps. L'étymologie traite surtout de l'origine de tel ou tel mot ou de l'évolution historique de sa forme et de sa signification. Je m'intéresse principalement à l'histoire de certaines constructions françaises particulières telles que l'ordre des mots ou les constructions négatives.
Traditionnellement, l'histoire du français s'appuyait sur l'analyse des textes littéraires, mais j'ai essayé de suivre les changements dans un usage plus courant de la langue ou dans la langue vernaculaire, en examinant d'autres types de textes. Ce n'est vraiment qu'à partir du XXe siècle que l'on possède des enregistrements sonores, si bien qu'en tant qu'historiens d'une langue, il nous faut tenter de trouver des sources textuelles qui rendent le mieux compte des formes plus informelles et parlées.
LMJ : De Cambridge, épicentre de vos travaux depuis 1983, l'intérêt de vos recherches a rayonné et a été reconnu en France et au-delà. Pouvez-vous nous citer quelques-uns des prix et distinctions qui vous ont été décernés ?
W A-B : J'ai eu la chance de recevoir le Prix de l'Académie française en 1997 et le Prix Georges Dumézil, en 2013, pour mes travaux sur Vaugelas et les « remarqueurs » français. En 2004, j'ai été promue Officier dans l’Ordre des Palmes Académiques pour ma contribution à l'éducation et à la culture françaises.
LMJ : L'un des deux plus récents ouvrages dont vous avez dirigé la publication a été le Bon Usage et variation sociolinguistique: Perspectives diachroniques et traditions nationales (Lyon : ENS Éditions, 2013). À votre avis, quels aspects sociolinguistiques revêtent le plus d'intérêt pour le profane ?
W A-B : La sociolinguistique observe la façon dont la langue varie en fonction du sexe, de l'âge, du niveau d'instruction et du statut socio-économique du locuteur.
Pour le français, j'ai observé ce genre de variation dans le temps et je me suis intéressée, par exemple, à la façon dont la langue des hommes et celle des femmes se différenciaient à l'époque classique, ou s’il est possible de discerner dans la façon de parler des jeunes la direction d’évolution future de la langue.
Dans la France du Grand Siècle, il y avait un mouvement contre les grammaires formelles, considérées trop pédantes, et c'est la raison pour laquelle les ouvrages d'observations ne se présentaient pas comme des traités de grammaire, mais entendaient traiter des questions d'usages douteux d'une façon plaisante (tout comme Cerquiglini le fait de nos jours). À l'époque, les dames étaient considérées comme les arbitres du bon usage, parce que leur conception du « bon » français n'était contaminée par aucune connaissance de la grammaire latine ou grecque.
LMJ : Le plus récent de vos projets est le projet de recherche MEITS dont vous êtes la Chercheuse principale, dirigeant des équipes de quatre universités britanniques de premier plan et réunissant quelque 35 chercheurs. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
W A-B : Multiligualism: Empowering Individuals, Transforming Societies [Multilinguisme : responsabiliser les individus, transformer les sociétés], lancé l'année dernière à l'occasion de la Journée européenne des langues, est un grand projet de recherche interdisciplinaire financé au titre de l'Open World Research Initiative (OWRI) du Conseil de la Recherche sur les Arts et les Lettres du Royaume-Uni. Les universités de Cambridge, Queen's (Belfast), Edimbourg et Nottingham en sont les partenaires chefs de file. Nous travaillons aussi avec toute une palette de partenaires non universitaires, allant de petites structures de base comme le Forum des communautés ethniques de Cambridge jusqu'à de grandes structures comme les Chambres de Commerce britanniques ou Age UK. La compétence linguistique dans plus d'une langue – être multilingue – se situe au cœur de l'étude des langues et des littératures modernes, se distinguant en cela des disciplines cognitives. Par six pistes de recherche interdépendantes, nous nous demandons dans quelle mesure les perceptions acquises en cessant de ne posséder qu'une seule langue, qu'une seule culture et qu'un seul mode de pensée, sont vitales pour les individus et les sociétés.
LMJ : Le projet de recherche MEITS semble très ambitieux dans sa conception des choses, ses objectifs et les différents aspects du multilinguisme qu'il s'assigne. Nous ne pouvons envisager tous ces aspects dans le cadre du présent entretien, mais nous inviterons nos lecteurs à consulter la documentation numérique disponible. Certains de ces objectifs sont fixés à un niveau général, par exemple : « susciter une évolution culturelle dans la conception et la pratique de l'apprentissage des langues. ». À plus petite échelle, vous visez à « conférer un effet transformateur à l'étude des langues au niveau de l'individu. » Comment toutes les conclusions et les fruits de vos recherches parviendront-ils finalement à l'étudiant ou au praticien multilingue potentiel ?
W A-B : MEITS cherche à montrer l'importance des langues dans les problèmes fondamentaux de notre époque, qu'il s'agisse de cohésion sociale, de résolution des conflits ou de sécurité nationale. Les arguments déterminants en faveur de l'apprentissage d'une langue ont eu tendance à s'avérer vains parce que les anglophones savent qu'ils peuvent « se débrouiller » dans de nombreuses régions du monde sans connaître la langue locale. Aussi sommes-nous à la recherche d'autres motifs d'apprentissage des langues. C'est ainsi que nous commençons à découvrir qu'apprendre d'autres langues offre d'énormes avantages cognitifs. En effet, la recherche montre que l'étude des langues par des sujets dans la soixantaine ou plus âgés encore peut améliorer la durée de leur attention ou contribuer à retarder l'apparition de la démence sénile. De telles constatations auront leur importance dans une société vieillissante. Nous entrevoyons de passionnantes recherches, menées en tenant compte de toutes sortes d'aspects. Nous espérons que le public en viendra à prendre conscience de l'intérêt intrinsèque et positif de l'étude des langues. Nous espérons que l'échelle et le champ d'exploration du projet MEITS lui confèreront un pouvoir transformateur, et nous allons œuvrer avec les écoles et d'autres structures afin que nos résultats soient largement diffusés.
.
LMJ : À quelles autres structures ferez-vous appel ?
W A-B : Nous prévoyons d'avoir un programme de proximité qui associera des écoles, des responsables politiques, des œuvres caritatives et d'autres partenaires extra-universitaires qui, tous, diffuseront les résultats et contribueront à rehausser le prestige de l'étude des langues aux yeux du public. Pour vous donner un exemple, mon équipe travaillera en Irlande du Nord avec Co-Operation Ireland (une œuvre caritative de pacification destinée à toute l’Irlande) et, plus particulièrement avec son projet LEGaSI qui cherche à développer l'aptitude à l'animation et à restaurer la confiance dans les communautés loyalistes privées de leurs droits. La désaffection que ces communautés éprouvent à l'égard de la langue et de la culture irlandaises est abordée de deux façons. D'abord par l'étude de la toponymie. En montrant que l'irlandais fait partie du paysage linguistique de l'Irlande du Nord, on favorise une plus grande sensibilité à l'enracinement des traditions linguistiques dans l'ensemble de la collectivité. On facilite aussi la responsabilisation des communautés loyalistes, y compris celle des ex-paramilitaires, grâce à des cours de langue irlandaise. Cela leur permet d'éprouver une certaine appropriation de la langue, tout en les aidant à acquérir le tact diplomatique qui facilitera une négociation respectueuse à travers la ligne de partage des communautés. C'est donc un bon exemple de la façon dont l'apprentissage des langues peut contribuer à construire des ponts entre les cultures.
.
LMJ : Vous dites avoir découvert en Grande-Bretagne des musées dédiés à des objets aussi singuliers que des tondeuses à gazon, mais aucun musée des langues. Pourriez-vous développer ?
W A-B : Pour faire bénéficier un plus large public des bienfaits du projet MEITS, nous allons aussi installer, dans différents magasins des grandes artères des villes du Royaume-Uni, des musées temporaires ou « pop-up » qui expliqueront nos résultats au grand public, grâce à des présentations distrayantes et interactives. Quand j'ai commencé à réunir les différents éléments du projet, j'ai eu la surprise de découvrir qu'il y avait au Royaume-Uni un musée des colliers de chien et un autre des tondeuses à gazon, mais qu'il n'y avait pas de musée des langues, en dépit de la place centrale qu'elles occupent dans l'activité humaine. Nous espérons qu'à terme, ces expositions temporaires mèneront à un musée national permanent.
LMJ : Par le passé, nous avons publié deux articles au sujet de questions soulevées par le professeur Claude Hagège, ardent « défenseur » de la langue française, qui a rédigé des articles et des livres, et même participé à des émissions télévisées, pour s'opposer vigoureusement à la domination de l'anglais. En conclusion, et à l'intention de ceux de nos lecteurs qui ont pu suivre ce débat et qui peuvent avoir des opinions bien arrêtées sur la question, qu'en pensez-vous ?
W A-B : Dans les universités françaises et autres où j'ai été conférencière ou professeure invitée [2], j'ai vu mes collègues français partagés entre le désir de protéger leur langue et la nécessité de voir leurs recherches publiées et lues dans le monde entier, ce qui peut être plus facile s'ils écrivent en anglais. Dans toute l'Europe, on tend à offrir des cours universitaires en anglais pour attirer plus d'étudiants étrangers, mais cela ne peut se faire aux dépens du français et des autres langues européennes. À mon avis, il est fondamental que la diversité linguistique subsiste et que nous protégions et favorisions toutes les langues. C'est la raison pour laquelle mon projet se préoccupe aussi de langues minoritaires ou « minorisées » telles que l'irlandais ou le gallois au Royaume-Uni, l'occitan en France ou le catalan en Espagne. S'il est sans aucun doute très précieux de parler anglais, ce n'est pas suffisant. C'est la raison pour laquelle il est crucial de promouvoir le multilinguisme, tant au niveau individuel que sociétal.
[1] La célèbre université britannique, fondée en 1209 sur le modèle d'Oxford et de la Sorbonne. Elle compte 21 collèges qui sont des fondations privées.
[2] La Professeure Ayres-Bennett a été Pajus Distinguished Visiting Professor à l'Université de Californie, Berkeley, en 2012.
Sélection bibliographique
Ayres-Bennett, W. (1987)
Vaugelas and the Development of the French Language.
London, MHRA
Ayres-Bennett, W. (1996)
A History of the French Language through Texts.
London, Routledge
Ayres-Bennett, W. (2004)
Sociolinguistic Variation in Seventeenth-Century France.
Cambridge, CUP
Ayres-Bennett, W. and Seijido, M. (2011)
Remarques et observations sur la langue française: histoire et évolution d'un genre.
Paris, Classiques Garnier.
Ayres-Bennett, W. (2011)
Corpus des remarques sur la langue française (XVIIe siècle).
Paris, Classiques Garnier Numériques
Lecture supplémentaire :
Le bon usage: using French correctly
UNIVERSITY OF CAMBRIDGE
Audio :
Les commentaires récents
la biographe du poète Siegfried Sassoon :
The green, green grass of home