UN ENTRETIEN À SAVOURER
Andrea Bernstein - l'intervieweuse |
Carmella Abramowitz Moreau - l'interviewée |
Ce mois-ci, notre invitée, Carmella Abramowitz Moreau, est traductrice spécialisée dans les traductions culinaires du français vers l’anglais. Elle vit dans le 3é arrondissement de Paris avec sa famille.
L’entretien qui suit a été mené par Andrea Bernstein, l’épouse et chef personnel de votre fidèle bloggeur. Andrea, comme Carmella, est née en Afrique du Sud, où elle a obtenu son doctorat en assistance sociale et a été professeure à l’université du Natal. Après avoir immigré aux États Unis, et travaillé comme réviseure de textes académiques, elle a poursuivi une deuxième carrière en tant que consultante dans le domaine du développement du leadership pour plusieurs très importantes sociétés américaines, tout en formant leurs cadres supérieurs.
L'une comme l'autre sont passionnées par la cuisine. [1]
Nous sommes heureux de retrouver Pascale Tardieu-Baker, elle aussi traductrice très douée (anglais>français) de la région parisienne, qui a contribué à notre blog dans le passé et a bien voulu traduire le texte de l’interview original menée en anglais. Nous espérons déguster ses contributions dans l’avenir.
Andrea Bernstein : Vous avez grandi en Afrique du Sud, pays où l’on parle de nombreuses langues (dont onze sont aujourd’hui des langues officielles) mais où la dernière influence française remonte à l'arrivée des Huguenots à la fin du XVIIe siècle. Pourtant vous vous êtes tournée vers le français et tout ce qui s’y rapporte. Vous êtes partie pour Montréal, à l’âge de 23 ans, avant de vous installer en France où vous avez obtenu, à la Sorbonne, le Diplôme de Civilisation française. Vous avez ensuite décroché un diplôme en traduction français-anglais suivi d'un Master dans la même spécialité. Votre mari est français, et depuis 35 ans vous vivez à Paris, où sont nés vos enfants. Qu'est-ce qui vous a incitée à pousser l’étude du français jusqu’à le maîtriser suffisamment pour devenir traductrice ?
Carmella Abramowitz Moreau : J'ai commencé mes études en Afrique du Sud, à l'université du Witwatersrand de Johannesburg où j’ai obtenu une licence en anthropologie sociale et littérature anglaise. Mon plus grand regret à propos de ce parcours, c’est de n'avoir étudié le zoulou que pendant un an. Mon père était doué pour les langues et connaissait de nombreux alphabets, je pense qu'il a contribué à inspirer ma curiosité pour les langues. Quand j'étais enfant, j'ai pris quelques cours de français avec un excellent professeur, mais au lycée, j'ai dû choisir entre cette langue et le latin et j'ai opté pour le latin. Mais ce n’est qu’après mon premier diplôme que mon véritable attachement et mon amour pour le français sont nés, lorsque j'ai commencé à l’étudier sur un coup de tête. J’ai suivi des cours intensifs dans des écoles de langues à Lausanne et à Paris, avant de me rendre à l'âge de 23 ans à Montréal , où j'ai obtenu un diplôme d'études supérieures en enseignement des langues. Une année à la Sorbonne, également intensive, m'a aidée à parler plus couramment. Il me semble que choisir de s'installer dans un pays exige au moins que l'on aspire à maîtriser sa langue. J'ai eu la chance d'avoir toujours d'excellents professeurs de langues et de linguistique.
A.B. : Lorsque je consulte la liste de vos traductions, on dirait que vous vous êtes spécialisée dans les domaines de l’art, de la musique et de la cuisine (avec quelques détours par l'urbanisme, la microfinance, la science et l’ethnomédecine). Dans le cadre de cet entretien, nous nous concentrerons sur la traduction culinaire. Comment avez-vous débuté dans ce domaine ?
C.A.M. : Ma première traduction de livre de cuisine m’est tombée toute cuite dans le bec : une personne avec laquelle j’avais fait des études, connaissant mon amour pour la cuisine et la pâtisserie et sachant que j’avais pris des cours, m’a recommandée à une maison d’édition. De fil en aiguille, comme c’est souvent le cas, j’ai continué dans cette voie. Auparavant, pendant quelques années, je prenais chaque semaine des cours avec un merveilleux chef pâtissier, qui était également un enseignant hors pair. Il a démystifié pour moi de nombreux aspects de la pâtisserie française classique. Bien que je fasse moins souvent ce genre de choses, il m’est assez facile d’expliquer comment faire de la meringue italienne, et je peux repérer si dans une recette il y a une coquille dans les quantités, si par hasard un ingrédient
important a été omis, etc. Depuis, j’ai également suivi des cours plus brefs de viennoiserie et de fabrication du pain. Expliquer comment plier et étaler une pâte feuilletée reste toujours aussi compliqué, comme c’est le cas pour tout type de traduction technique. Et quand on vit à Paris, il est certainement plus simple de se tenir au courant des dernières tendances culinaires, par exemple la cuisine néo-bistro.
A.B. Personnellement, j'adore lire des livres de cuisine (même si je ne fais pas la plupart des recettes). Quels sont certains des défis spécifiques que vous avez dû relever lors de la traduction de recettes ?
C.A.M. : Le plus ardu c’est de traduire, pour des livres destinés au grand public, les recettes compliquées de chefs célèbres. Elles contiennent des ingrédients souvent difficiles à dénicher, même ici en France : les derniers légumes ou agrumes à la mode pour lesquels ils disposent de fournisseurs exclusifs, une viande d’une race rare, une espèce de poisson inhabituelle etc. Je dois indiquer au cuisinier amateur la meilleure façon de reproduire la recette.
Viennent ensuite les instructions incomplètes ou fastidieuses - des recettes que les grands chefs utilisent dans leurs cuisines, où des sous-chefs sont à leur disposition pour peser 43 ou 127 grammes d’un ingrédient. Les découpes de viande varient également d’un pays à l’autre, voire même d’un pays anglophone à un autre (et sont beaucoup plus complexes en France), tout comme ce qui concerne la taille des œufs - un œuf moyen de l’UE équivaut à peu près en poids à un gros œuf américain ou canadien, qui est aussi différent des œufs en Australie et en Nouvelle-Zélande. A la difficulté de la taille de l’œuf s’ajoute le penchant du chef français pour la pesée des jaunes et des blancs : 75 g de blanc d’œuf représente à peu près un tiers de tasse, mais à part les cuisiniers professionnels, qui aime peser une partie d’un œuf ? Dans certains pays, le pourcentage de matière grasse que contient une crème n’est pas précisé, alors qu’il est nécessaire de savoir quelle sorte utiliser, par exemple, pour de la crème fouettée ou un certain type de ganache. D’autres chefs, eux, emploient des termes particuliers ou régionaux pour la préparation d'une partie d'un poulet ou un légume courant. Parfois, je dois consulter mon boucher ou mon marchand de primeurs.
J'attends avec impatience le jour où les États-Unis passeront au système métrique et où les balances de cuisine seront plus couramment utilisées, pour ne plus avoir à convertir les mesures en unités du système impérial ou en tasses.
A.B. Comment résolvez-vous les problèmes de vocabulaire technique ? Je crois savoir qu’il n'existe pas toujours d'équivalent exact des termes français.
C.A.M. : C’est une question que l’on me pose régulièrement. Il est vrai que souvent l’anglais ne possède pas le mot juste pour une action spécifique, et que le vocabulaire technique culinaire français est vaste. Quelques phrases courtes et précises suffisent généralement à expliquer ce qu’il faut faire. Chiqueter, par exemple, est un terme que j’ai appris en cours de pâtisserie, et qui désigne, pour les non-initiés, le fait d‘appuyer sur le bord de deux couches de pâte feuilletée avec le dos de la lame d’un petit couteau de cuisine, pour les sceller. C’est un geste souvent préconisé lors de la fabrication de galettes des rois. J'aime ajouter à mes traductions le mot français pour familiariser le lecteur avec lui.
Il faut également prendre en compte l’évolution du vocabulaire dans un monde qui devient de plus en plus gastronome. L'autre jour, je regardais la série « Salt Fat Acid Heat », et lors d’un des épisodes Samin Nosrat découpait des agrumes en utilisant le mot « supreme » en anglais. Pour le moment, je continue à utiliser le terme « sections », mais je pense que bientôt les anglophones décoreront gaiement tartes ou gâteaux avec des « orange supremes ». (Les suprêmes de poulet sont une autre histoire.) Nous devons jauger le niveau de connaissances des lecteurs et savoir si l’usage d’un mot en particulier du vocabulaire des gourmands s’est répandu - et jusqu’où - au moment de la publication du livre.
A.B. : La gastronomie fait partie intégrante de la culture française, comme en témoigne le fait que le repas gastronomique français figure désormais sur la liste du patrimoine mondial immatériel de l'UNESCO. S'asseoir pour savourer un repas, qu’il soit gastronomique ou pas, est essentiel à ce mode de vie. Cela est-il mis en évidence dans les livres de recettes ?
C.A.M. : Je voudrais d’abord préciser que je considère mon travail comme une double tâche. Je dois aider à publier un livre qui non seulement se vendra en dehors de la France mais qui pourra aussi servir à ses acheteurs. J’estime qu’il m’incombe de le rendre le plus facile à utiliser possible tout en gardant l’esprit français. Pour moi, faire les adaptations nécessaires n’est nullement une trahison, tant que je reste fidèle à la recette. Cela dit, les approches française et anglo-saxonne en matière de rédaction de recettes sont fondamentalement différentes.
L’auteur anglophone d’une recette prend, pour ainsi dire, le cuisinier par la main, et le guide pas à pas, d’étape en étape (selon le niveau de compétence culinaire du lectorat ciblé, bien sûr). Les dimensions des plats ou des moules, la température de cuisson et une indication de l’aspect à chaque étape, la vitesse du robot et le temps pendant lequel mélanger une préparation à une vitesse donnée, tous ces éléments sont spécifiés. De nombreuses recettes françaises, traduites mot à mot en anglais, sembleraient laconiques, voire infaisables. Taille du moule à gâteau ? Utilisez donc ce que vous avez sous la main ! Indications de cuisson ? Nous vous avons donné le temps de cuisson - c’est largement suffisant ! Instructions de conservation ? Mais elles vont de soi ! Je soupçonne que cette concision vient de ce que l’auteur du livre de recette présuppose que pendant son enfance le lecteur aura cuisiné avec un membre de sa famille, ou passé beaucoup de temps à regarder quelqu'un préparer des repas complets, ou sait à quoi doit ressembler le résultat final. En d’autres termes, on suppose généralement beaucoup de connaissances préalables et je pense donc que c’est là qu’entre en jeu la notion de patrimoine.
La liste des ingrédients doit suivre l’ordre dans lequel ces derniers sont utilisés mais cette recommandation, courante dans la plupart des guides de rédaction de livres de cuisine anglophones, n’est pas forcément appliquée en France. Si à la fin de la recette on demande au cuisinier d’incorporer des raisins secs ayant trempé dans du rhum pendant 24 heures, je commencerai la recette par la consigne de les mettre à tremper 24 heures à l’avance. Voici un exemple que j'ai justement vu hier : maintenant que nous sommes passés de la galette des rois à la Chandeleur et que les crêpes sont omniprésentes, le célèbre chef Thierry Marx a publié une recette en ligne pour un gâteau de crêpes. L'une de ses directives était « ajouter le lait préalablement porté à ébullition ». Même après tant d’années passées en France, je continue à trouver cela déconcertant qu’il ne mentionne pas au préalable la nécessité de faire chauffer le lait. Puisque je cuisine beaucoup, je réorganise tout cela selon un ordre qui est logique en anglais. Les conseils utiles, cependant, posent souvent problème, car en français les notes apparaissent généralement à la fin de la recette, et donc trop tard pour certains ! Si la mise en page le permet, ce qui n’est pas toujours le cas, je les incorpore de manière aussi pertinente que possible.
Les illustrations aussi peuvent poser problème, les anglophones s'attendant à ce que le résultat final ressemble à la photo, alors que dans les ouvrages français, il peut s’agir d’une « interprétation artistique ». La recette d’un gâteau destiné à plusieurs personnes est parfois illustrée par sa version individuelle ou décorée avec des ingrédients qui ne sont mentionnés nulle part. Dans de tels cas, j’ai recours à ce qui, d’après un de mes collègues traducteurs, est connu sous le nom d’« insubordination créative ».
A.B. : Vous m’avez dit un jour que les problèmes culturels peuvent survenir de manière totalement inattendue. Pouvez-vous nous en citer quelques exemples ?
C.A.M. : Il faut être au courant de toutes sortes de questions. Un livre que j'ai traduit récemment contenait une recette d’un chef qui conseillait à ses lecteurs d'utiliser exclusivement des pistaches d’Iran, estimant qu’aucun autre pays n’en produisait de meilleures. Je ne sais pas si cette remarque serait acceptable dans un pays où de nombreux produits iraniens sont interdits, sans oublier le fait que la Californie est également un important producteur de pistaches. La solution consiste à remplacer cette remarque par quelque chose d'un peu plus neutre et fade - sans jeu de mots.
Cuisiner ou pas des homards vivants est une question qui a donné lieu à une longue discussion avec la traductrice avec laquelle je collaborais sur un projet. Des recherches ayant prouvé que les crustacés ressentent la douleur, la Suisse a adopté une loi interdisant de faire cuire des homards vivants. Combien de temps reste-t-il avant que d'autres pays mettent en place une législation similaire ? Nous essayons de garder à l'esprit la date de péremption (encore une fois, sans jeu de mots) des recettes. La notion de développement durable n’est pas toujours aussi mise en avant ici que dans d’autres pays où le livre doit être vendu. Pour les poissons ou fruits de mer, par exemple, nous pouvons ajouter une note conseillant au cuisinier de vérifier que certaines espèces, les anguilles ou autres peuvent être utilisées en accord avec des critères environnementaux.
Avant l’ère #MeToo, j'ai animé un atelier avec des étudiants qui s’étaient attelés à la traduction d'une compilation de recettes issues de jardins communautaires à Paris. Une recette de soupe aux orties était précédée d’un court texte sur les longues jambes d’une jardinière en jolie mini-jupe. J'ai demandé à la classe ce qu’ils en pensaient. Après réflexion, les étudiants - en majorité des femmes - ont déclaré qu’ils trouvaient cela parfaitement acceptable et reflétant bien le mode de vie français. Le livre devait être vendu à Paris aux touristes ainsi qu’aux jardins communautaires des grandes villes américaines. La professeure franco-américaine, qui n’avait pas vraiment remarqué ce passage auparavant, indignée, s’est exclamée : « Il faut le censurer ! ». Il me semble que les étudiants se sont rangés à son opinion.
A.B. : Qu’en est-il des plats bien connus en France mais dont les lecteurs anglophones n’ont peut-être pas entendu parler ?
C.A.M. : Lorsque je dois traduire la recette d’une spécialité régionale peu connue, je demande généralement si je peux inclure une brève histoire ou une description du plat. J'aime faire des recherches supplémentaires et s'il y a de la place, certains éditeurs sont ravis de ce
petit bonus. Encore une fois, à mesure que le monde devient de plus en plus gastronome, les explications sont de moins en moins nécessaires. Il y a dix ou quinze ans, il fallait préciser la différence entre les macarons parisiens et les macaroons avec lesquels j’ai grandi, à base de noix de coco Aujourd’hui, nous n’avons même plus besoin de mettre « macaron » en italiques. Le Kouign Amman semble être parti depuis sa Bretagne natale à la conquête des États-Unis, ou du moins d’une partie du pays.
Cela m’amuse de constater que j’ai aussi parfois affaire au phénomène inverse. Les chefs français aiment franciser des recettes typiquement anglo-saxonnes. Je pense en particulier à l’apple pie ou au cheesecake, qu’ils expliquent souvent à leurs lecteurs français. Ces textes nécessitant généralement une réécriture complète, je rédige une suggestion pour la maison d’édition. C’est l’occasion pour moi d’ajouter un peu d’histoire culinaire ou une anecdote amusante, même si tous les éditeurs ne sont pas réceptifs à ce type d’adaptation.
[1]
une étagère de livres de recettes dans la cuisine de Carmella |
idem dans la cuisine d'Andrea |
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