e n t r et i e n e x c l u si f
l'interviewée |
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Diane Murez, écrivaine trilingue, est née à Baltimore. Son roman mosaïque Suite Américaine, dont « La Maison » a été choisie pour Da Costa a Costa, une anthologie italienne de littérature contemporaine, paraîtra dans une édition bilingue avec des dessins originaux de Françoise Pétrovitch. À présent elle travaille sur une trilogie parisienne dont le premier tome s'intitule Rites of Paris, et le second, A Dancer’s Diary. Elle habite près de Paris avec son mari photographe, où elle a fondé Mon Montrouge, une association de politique locale, et Amitié et Culture, un groupe qui organise des sorties culturelles. |
Raia Del Vecchio, est née à Jérusalem et a grandi en Suisse. Elle a traduit en français des auteurs israéliens tels que Eshkol Nevo, Etgar Keret, Sayed Kashua ou Gilad Seliktar et les films de Yaelle Kayam (Mountain, 2015), d’Avishai Sivan (Tikkoun, 2015) ainsi que de nombreux scénarios. Elle a aussi traduit de l’allemand le livre pour la jeunesse d’Arnold Schönberg La Princesse et des articles pour la presse de l’italien.
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Une fois vos études universitaires terminées, vous avez décidé de vous installer à Paris alors qu’à priori, vous n’aviez aucune attache particulière avec la France. Pouvez-vous expliquer ce choix ?
En fait, c’était un hasard. J’étais malheureuse en amour et voulais partir « très loin. » À ce moment-là, on m’a proposé un poste de professeure à l’École américaine de Paris. Et comme le hasard fait bien les choses, c’est là-bas que j’ai rencontré un groupe de jeunes intellectuels qui m’ont invitée à écrire pour leur nouveau journal, « Le Paris Métro », le premier « city magazine » de Paris. Cette équipe dynamique fourmillait d’idées, et j’ai eu la chance de participer à leur projet de montrer une vision anglo-saxonne de notre ville adoptive.
Quand avez-vous commencé à écrire et dans quel contexte ?
Bien avant d’écrire, j’adorais « raconter des histoires. » Je crois que j’ai hérité cela de ma grand-mère paternelle, qui me racontait plein d'histoires qui n’étaient pas destinées aux oreilles des enfants : un voisin menacé par la Mafia, une émigrée analphabète qui avait donc confondu un laxatif avec une tablette de chocolat. À mon tour, je racontais des histoires à tous les gamins du voisinage. En C.P., la maîtresse a marqué dans mon carnet de notes que j’allais certainement devenir écrivain. Effectivement, j’écrivais des poèmes, des sketchs, des récits, mais j’ai pris longtemps avant d'assumer mon désir d’écrire de la littérature. D’abord, je suis passée par l’enseignement et le journalisme, puis j’ai écrit des livres pour enfants.
Pour votre recueil de nouvelles Suite Américaine, écrit principalement à Paris, pouvez-vous décrire l’expérience de créer un texte littéraire dans une langue (en l’occurrence l’anglais) à une époque où vous viviez dans un environnement qui en parle une autre (francophone) ? Est-ce une sorte de schizophrénie, familière à de nombreux exilés, ou bien une façon de se reconstituer un « chez soi » ou un « home away from home »?
Probablement les deux, mais je n’ai jamais envisagé mon écriture de cette façon. Pendant ma jeunesse, je me sentais davantage « chez moi » dans le monde des livres que parmi mes contemporains, et quand j’ai commencé à écrire, j'ai reconstruit ce refuge dans mon propre imaginaire. Lorsque mes personnages ont commencé à m’entraïner dans leurs aventures, cela m’a procuré un immense plaisir. Pour moi, la schizophrénie était moins une question d’écartèlement entre deux pays, ou deux langues, qu’une coupure entre l’intérieur et l’extérieur. Parfois, je me culpabilisais d’être si contente dans mon monde à moi, mais heureusement, ce n’est pas une excentricité qui nuit à autrui… Il se trouve que les personnages dans Suite Américaine vivent aux Etats-Unis et parlent anglais, mais ce n’est pas toujours le cas dans mes textes.
Pour ce projet, vous avez opté pour une édition bilingue en ayant recours à des traducteurs francophones. Avez-vous d’abord pensé à traduire le texte vous-même ? Je pense aux cas d’écrivains tels que Nabokov, Beckett…. capables d’écrire en plusieurs langues et pour qui cette expérience s’est avérée un nouveau processus créatif.
C’est une question multiple, qui soulève une problématique intéressante. Avant de répondre, il faut dire que je garde un souvenir inoubliable de l’après-midi où j’ai pris le thé avec Samuel Beckett [2] à la Closerie des Lilas.
Buvant son Irish Coffee, il parlait avec une éloquence et un talent de raconteur époustouflants, passant sans pause de sa dernière découverte lexicale à ses dîners avec James Joyce. Jamais je n’avais entendu quelqu’un manier l’anglais oral de façon si belle, sans aucune hésitation ni répétition de vocabulaire. Beckett était un génie des langues, qui passait des heures à faire des recherches dans le dictionnaire. Cela transparaît dans son écriture, pour laquelle j’ai une admiration sans bornes.
Je pense que Beckett, Nabokov, Conrad [3] , et quelques autres génies ont un talent rare pour écrire dans deux langues (ou plus). Honnêtement, ce n’est pas mon cas. Je n’ai jamais pensé que ma maîtrise du français écrit était suffisamment forte pour pouvoir traduire vers cette langue. Par contre, dans mon travail avec mes traducteurs (Pascale-Marie Deschamps, Jean-Paul Deshayes, et Catherine Wallisky) j’ai été amenée à m’exprimer beaucoup sur les choix de traduction puisque je comprends réellement la langue. Ce n’était pas le cas, par exemple, pour une traduction italienne de ma nouvelle La Maison. J’étais très étonnée quand une lectrice italienne a remarqué que l’histoire devait se passer à Florence, parce que le personnage principal utilisait le mot florentin « babbo » pour « Papa ».
Pascale-Marie Deschamps |
Jean-Paul Deshayes |
Et quelle a été votre part dans la révision de la traduction française ? Était-ce compliqué avec les traducteurs de trouver chacun sa place ? On dit parfois ironiquement que si un auteur est content d’une traduction, c’est mauvais signe. Au passage, ce n’est pas le cas ici où la traduction est remarquable.
Chacun des talentueux traducteurs ne pouvait faire qu’une partie du texte — pour des raisons personnelles. La traduction finale est donc le fruit de leurs approches diverses. Il a fallu reprendre tout le texte pour « lisser » leurs styles, et surtout pour faire correspondre les niveaux de langue : vouvoiement ou tutoiement, etc. Ce travail collaboratif sur les traductions a été extrêmement enrichissant pour moi, et j'ai appris à goûter le fait que le texte français, bien que très ressemblant à l’anglais, possède son propre caractère.
Par ailleurs, j'ai eu la chance de travailler avec une excellente correctrice, Cybèle Castoriadis, qui savait bien peser la signification de la ponctuation d’une langue à l’autre et trouver des solutions pour qu’elle soit non seulement correcte mais aussi expressive.
Enfin, mon travail avec les traducteurs a parfois demandé de la réécriture, surtout quand l’équivalent de l’anglais n’existait pas en français — par exemple, pour des jeux de mots. Heureusement tous mes traducteurs se passionnent pour leur travail, et se sont montrés inventifs pour chercher le mot ou la phrase au plus près de ce que je voulais exprimer.
Quels sont les auteurs européens ou américains qui vous ont le plus influencée ? Aujourd’hui lisez-vous en français et en anglais ? Et pensez-vous qu’une part des sonorités françaises ou quelque chose de français transparaît dans votre écriture ?
Quand j’étais petite, je lisais surtout des livres dans la bibliothèque de mon école. J’adorais les biographies et avais épuisé tout leur stock. J’ai commencé à lire la littérature pour jeunes de mon époque, souvent des histoires de jeunes filles détectives. Un jour, mon père a déclaré que ce gavage de livres sans intérêt était une perte de temps. Il a acheté la collection des « Great Books » (les grands classiques de la littérature) [4] et m’a fait promettre que pour tous les trois livres de divertissement, je lirais aussi un classique. C’est grâce à ce deal, que lui a presque tout de suite oublié, mais que j’ai suivi pendant des années, que j’ai découvert Henry James. [5]
Henry James m’a initiée à la littérature. Ses livres n’étaient pas de mon âge, ni de mon milieu, mais ils m’ont révélé un monde jusqu’alors insoupçonné. Il parlait de choses dont personne dans mon entourage ne mentionnait l'existence. Et peut-être que la vie romanesque de ses expatriés américains m’a donné envie de découvrir l’Europe.
Plus tard, j'ai été influencée par Thomas Mann et Virginia Woolf, et j’ai écrit sur leur utilisation de la mythologie grecque dans la construction de leurs personnages. Je pense que Woolf a élargi le champ de l’anglais comme Proust l’a fait pour le français, et que tous deux ont repoussé les limites du roman dans leur exploration du temps.
En allemand, j'aime Ingeborg Bachmann et Walter von der Vogelweide, si éloignés dans le temps, mais si modernes tous les deux.
Parfois, je préfère lire dans une autre langue étrangère quand je travaille sur un texte en anglais, pour ne pas ressentir d'interférence de style. Mais je reviens toujours vers Shakespeare si je ressens un assèchement de mon écriture. Je me replonge dans la langue du poète et en ressors pleine d'une énergie nouvelle.
Quant à l’influence des autres langues, je pense que c'est un sujet mystérieux. Il y a des fois où certains mots ne me viennent à l’esprit que dans telle langue. Si un mot français ou allemand vient avec insistance, j’essaie de creuser sa signification pour moi afin de trouver comment exprimer l'équivalent en anglais.
Plus que les sonorités, les rythmes des autres langues ont une influence sur mon écriture. On cite souvent Kafka comme écrivain qui utilise des phrases « simples. » Mais je trouve qu’au contraire, sa façon étonnante de manier des phrases courtes avec un rythme haletant, crée une angoisse sous-jacente. Ce remarquable sens du rythme est quelque chose que j’essaie de soigner dans ma propre écriture. Souvent, je me lis certains passages à haute voix pour écouter leur rythme.
Pouvez-vous raconter comment a eu lieu la collaboration avec Françoise Pétrovitch, dont les illustrations du recueil de Suite
Américaine sont magnifiques. Sauf erreur, elle n’a pas eu accès au texte original, ne maîtrisant pas vraiment l’anglais. A-t-elle découvert, grâce à la traduction, une autre facette de votre personnalité et vous de la sienne ?
Françoise Pétrovitch a tout de suite accueilli avec enthousiasme l’idée de collaborer à ce projet. Avec la graphiste Elsa Cassagne, nous avons beaucoup parlé de la meilleure forme à donner à cette collaboration. Françoise a insisté sur le fait que des simples illustrations ne l’intéressaient pas ; elle voulait dessiner ce que les textes lui inspiraient. Effectivement, elle a lu les textes en français et a choisi de dessiner un seul objet par histoire— comme invitation à la lecture et comme évocation de son contenu. D’abord, nous avons pensé aux dessins en noir et blanc, mais à la fin nous avons préféré la couleur pour évoquer le changement de saisons. Ce qui m’a épatée, c’est que les images que lui ont inspiré mes textes sont telles que j’aurais pu les rêver. C’est passionnant de travailler avec une artiste d’une telle sensibilité et je suis ravie de cette rencontre de nos deux mondes imaginaires.
 présent, une question sur votre texte. La première nouvelle, « Après le bip, » met en scène une femme bourgeoise « SDF », sans difficulté financière comme on dit ironiquement. La vie semble s’acharner contre cette pauvre veuve, Janet, qui accumule à elle seule beaucoup de clichés bourgeois… de la façon la plus cruelle. À l’heure du féminisme, est-ce une façon de dénoncer ce rôle inconsistant des femmes qui n’ont pas eu besoin de travailler et se sont laissé vivre, par générosité, dans le don de soi ou par paresse ? Et d’où vient cette fascination pour la cruauté ?
Cette appréciation de « cruauté » dans mon écriture m’étonne, mais je l’ai entendue plusieurs fois de la part des lectrices et lecteurs français — mais pas des anglophones. Il y a même une lectrice qui a fait une comparaison avec Les Contes Cruels de Villiers de l’Isle Adam. Est-ce à cause des sujets dits difficiles dont je parle ? Ou bien est-ce que j’ai été influencée par les Contes de Grimm que la mère de la famille allemande dans laquelle j’ai vécu m’a donnés à lire pour apprendre la langue ? Je n’en sais rien.
Quant au féminisme, c’est une question qui me touche profondément. Pour moi, le féminisme oblige à donner une voix aux femmes — à toutes les femmes — dans toute leur diversité, et non seulement dans de beaux rôles ou comme objets du regard masculin. J’ai été frappée par une lettre de Charlotte Brontë, qui parlait de son désir de créer une héroïne qui ne soit pas belle, avant d’écrire Jane Eyre. Alors, je pense qu'il est également intéressant d’écrire sur une veuve désœuvrée, dont la vie pose de réelles questions de société.
Vous avez étudié la littérature comparée à Princeton et vivez à Paris depuis longtemps. En quoi la culture américaine vous est-elle étrangère aujourd’hui et en quoi la culture française reste-t-elle étrangère à vos yeux/ou est-elle devenue familière ? Avez-vous aussi l’impression par ce statut particulier, d’être une passeuse et de pouvoir expliquer une culture à l’autre, au-delà des clichés ?
Un jour une amie française m’a dit, « Tu n’es plus américaine, tu es… parisienne ! » Elle parlait de ce brassage cosmopolite de populations qu’on trouve à Paris, où le mélange des cultures est habituel et où il est courant de parler plus d’une langue. Par contre, il est compliqué de comprendre à fond la société et la culture françaises, et je crois qu’on ne perd jamais certaines attitudes de sa culture d’origine, inculquées depuis l’enfance. Bien que mes habitudes culinaires soient françaises depuis des années, j’ai toujours tendance á être trop exactement à l’heure pour mes amis français. J’ai la double nationalité et j’aime ce statut particulier qui me permet de profiter des deux cultures et d’en extraire ce que je préfère de chacune. Je crois pouvoir jouer un rôle de « passeuse », comme vous dites, et mon actuel projet littéraire est une trilogie « parisienne » où il s’agit de différences culturelles.
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[1] « avec la plus haute louange » = mention très bien
[2] Paru sur ce blog :
« Le 110e anniversaire de l'auteur de En attendant Godot »
12/04/2016
[3] Paru sur ce blog :
« Joseph Conrad : Geneve-les-Bains ou Spy City ? »
6/8/2013
[4] Great Books of the Western World (54 volumes)
[5] (1843-1916) écrivain américain, naturalisé britannique, figure majeure du réalisme littéraire du XIX e siècle.
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