E n t r e t i e n e x c l u s i f
Première partie
Le professeur Noah Feldman occupe la chaire de droit "Felix Frankfurter" à l'université d’Harvard. Sa réputation de constitutionnaliste émérite et d'historien du droit n'est plus à faire. Lors de la procédure engagée en 2019 pour destituer le président Trump, son nom est devenu familier à des millions de téléspectateurs américains qui ont pu le voir, accompagné de deux autres constitutionnalistes américains, présenter le dossier de destitution.
Il a obtenu sa licence en langues et civilisations du Proche-Orient en 1992 au Harvard College (Artium Baccalaureus summa cum laude, mention excellent) qui lui a valu le prix Sophia Freund décerné au diplômé summa cum laude le mieux classé.
Le professeur Feldman est moins connu du public américain pour sa connaissance des langues, en particulier les langues du Proche-Orient. L'ampleur de ses connaissances est reflétée dans l'interview qui suit, lequel a été mené entre Los Angeles et Boston par votre blogueur fidèle, Jonathan G.
Nadine Gassie, qui a bien voulu traduire l'entretien ci-dessous, et sa fille Océane Bies, étaient nos linguistes du mois d'avril 2017. Nous remercions infiniment Nadine d'avoir accepté de traduire cet entretien.
Voulez-vous dire à nos lecteurs quel parcours éducatif a été le vôtre avant l'université ?
J'ai fréquenté la Maimonides School de Brookline, Massachusetts, Moïse Maïmonide étant le nom d'un des plus éminents représentants de la pensée juive médiévale, qui vécut toute sa vie dans le monde islamique et parlait l'arabe.
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Moïse Maïmonedes (1138-1204) |
Au cours de ma scolarité, j'ai eu la chance d'apprendre l'hébreu biblique mais aussi l'hébreu « mishnique » ou rabbinique, ainsi que l'araméen, l'anglais évidemment, et le français. Ensuite, à 15 ans, j'ai étudié l'arabe à l'université d'été d'Harvard avec le Dr Wilson Bishai, de même que l'été suivant, à 16 ans, à l'université hébraïque de Jérusalem, toujours dans le programme d'été, avec des professeurs extraordinaires. Ce programme comprenait l'arabe classique, l'arabe médiéval et l'arabe moderne. Entre ces différentes sessions, j'ai également eu la grande chance de bénéficier des cours d'arabe particuliers de Michael Cooperson, un génie linguistique, qui était doctorant à l'époque et qui est maintenant professeur d'arabe à l’université de Californie à Los Angeles.
Vous avez évoqué différentes catégories d'arabe et d'hébreu. Pourriez-vous être un peu plus explicite pour nos lecteurs ?
Il existe quatre variantes de l'hébreu : les trois plus anciennes sont l'hébreu biblique, l'hébreu rabbinique ou « mishnaïque », et l'hébreu médiéval qui s'inspire de ces deux traditions antérieures mais a sa propre saveur, surtout s'agissant de l'hébreu philosophique médiéval, pour la bonne raison qu'il dérive de traductions directes de l'arabe et possède donc sa propre grammaire et syntaxe, très proches de l'arabe. Et il y a évidemment l'hébreu moderne.
En arabe, il y a l'arabe pré-coranique, dont un corpus est principalement conservé en poésie, l'arabe coranique (classique) et l'arabe philosophique médiéval, qui est largement basé sur des traductions du grec, même si ces traductions sont venues par le syriaque, lui-même version de l'araméen. En effet, aux 8ème, 9ème, 10ème et 11ème siècles, les parties des œuvres d'Aristote et de Platon dont disposaient les savants arabes étaient d'abord traduites du grec en syriaque, puis du syriaque en arabe. C'est ainsi qu'au moment où a émergé l'arabe philosophique médiéval, sa syntaxe et ses modes étaient assez caractéristiques. Et bien sûr, il y a l'arabe moderne, généralement daté du 19ème siècle, qui s'inspire de certains tropes et faits de langue de l'arabe classique mais qui est parlé différemment. Et enfin, il y a l'arabe parlé, qui est différent dans presque tous les pays arabophones, de sorte qu'un Marocain et un Irakien parlant tous deux un dialecte familier éprouveraient des difficultés, pour ne pas dire une impossibilité, à communiquer. Pour se comprendre, ils auraient recours à l'arabe standard moderne, qui est le dérivé de l'arabe classique, compréhensible pour tous car c'est celui qui est employé à la télévision et qui est écrit dans les journaux.
Quels cours de premier cycle avez-vous suivis à Harvard ?
À Harvard, j'ai fait de l'hébreu biblique et beaucoup d'hébreu philosophique médiéval. J'ai aussi fait de l'arabe, principalement de l'arabe philosophique médiéval, mais j'ai aussi suivi un cours d'arabe parlé moderne donné par le Dr Bishai. En partant des bases de l'arabe standard moderne, il nous enseignait des « astuces » grammaticales pour transformer cet arabe standard en arabe égyptien parlé. C’est une façon unique et très inhabituelle d’enseigner l’arabe parlé, qui est propre au Dr Bishai. C'était un professeur merveilleux, charmant et encourageant. Il m'a dit que « quiconque souhaite s'attabler au banquet de la langue arabe serait toujours le bienvenu ». Il a eu une grande influence sur moi par son enseignement spécifique des langues et je lui dois beaucoup.
On vous qualifie d'« hyperpolyglotte », du fait de votre maîtrise de plus de 6 langues parlées et/ou écrites : l'anglais, l'hébreu, l'arabe et l'araméen mais aussi le français, l'allemand, l'italien et l'espagnol. Vous parlez et lisez aussi le coréen, et vous savez lire le grec et le latin.
Pour le français, l'espagnol et le coréen, je m'explique : je parle français quand je vais en France et je regarde des films en français. J'ai eu la chance de séjourner en Tunisie, en tant que conseiller et observateur du processus constitutionnel tunisien, et j'ai surtout utilisé l'arabe, mais il existe une classe de Tunisiens très instruits qui aiment parler français et le français y est un phénomène incontournable dans le monde du travail. Il en va de même au Liban, où les Libanais instruits sont tout aussi à l'aise en anglais qu'en arabe et en français, donc le français m'est très utile, non seulement en France mais aussi plus largement dans le monde francophone.
En ce qui concerne l'espagnol, un pourcentage élevé d'Américains du Nord le parlent, donc c'est vraiment une deuxième langue pour nous. Nous avons beaucoup de chaînes de télévision en espagnol, il est donc facile d'apprendre la langue et de la parler de façon familière et informelle. Pour le coréen, j'ai commencé à l'étudier à Washington, DC avant de me fiancer avec mon ex-femme américaine-coréenne. Ses parents étaient des immigrants coréens de première génération et ils parlaient un anglais parfait, mais chez eux ils parlaient coréen et je voulais pouvoir participer à la conversation. Fait extraordinaire, à cette époque, l'ambassade de Corée à Washington proposait des cours du soir de coréen gratuits : j'ai donc pris deux ans de cours du soir de coréen, donnés très sérieusement par des professeurs de premier plan dans un magnifique immeuble sur « Embassy Row » (le quartier des ambassades) à Washington, DC. Après notre mariage, je suis revenu à Harvard pour mon stage postdoctoral et je me suis inscrit en deuxième année de coréen. Ce fut une drôle d'expérience pour moi car j'avais déjà 29 ans alors que les autres étudiants en avaient 18, avaient déjà appris à parler couramment le coréen chez eux mais ne savaient ni le lire ni l'écrire ou ne possédaient pas une grammaire correcte. En tant que seul locuteur non-natif de coréen de la classe, j'ai trouvé très difficile de suivre le rythme.
À Harvard, la majeure partie des enseignements de langues se fait dans un très ancien bâtiment appelé Vanserg Hall, construit pendant la Seconde Guerre mondiale pour servir de laboratoire additionnel. Dix ans après y avoir étudié l'arabe, je me retrouvais donc de nouveau à un pupitre de Vanserg. Et c'est là que je me suis douloureusement aperçu qu'en une décennie, entre 19 et 29 ans, ma capacité de mémorisation du vocabulaire s'était dégradée. C'était très déstabilisant de constater cela en temps réel. Aujourd'hui, à 50 ans, je repense à mes capacités cérébrales d'il y a 20 ans et je me demande combien j'ai perdu en termes de compétences en acquisition linguistique. C'est une question douloureuse.Depuis que vous êtes sorti diplômé de la faculté de droit de Yale (Yale Law School) et avez entamé une carrière prestigieuse de
professeur de droit à l'université Harvard, avez-vous pu vous maintenir à niveau dans toutes ces langues ? Je pense en particulier aux langues mortes telles que le grec ancien, le latin et l'araméen.
J'ai la chance d'utiliser l'araméen tout le temps car je dirige un enseignement sur le droit juif et israélien (le programme Julius- Rabinowitz).
C'est un séminaire que je donne tous les quinze jours tout au long de l'année universitaire et les textes principaux émanent de toutes les périodes de l'histoire juive, beaucoup étant de source rabbinique, talmudique ou médiévale, et d'autres plus modernes et contemporains, ce qui me permet d'exercer très régulièrement mes compétences linguistiques. J'utilise souvent les textes talmudiques, dont beaucoup sont en araméen talmudique. Il m'arrive aussi de travailler en arabe classique lorsque je supervise des doctorants ou que je me consacre à des études islamiques ou que j'écris sur le monde islamique classique, ce que j'ai fait sous la forme de livres à plusieurs reprises. Je dois reconnaître que mon grec et mon latin sont un peu rouillés, mais ils me sont encore d'un grand secours lorsque je dois lire ou traduire un passage. Les professeurs de droit ont cette chance de pouvoir travailler sur toutes sortes de projets divers, aussi bien historiques qu'ancrés dans le présent, et j'ai pour ma part un manuscrit en cours depuis des années, qui explore le concept d'équité chez Aristote à travers un large éventail de systèmes juridiques différents, dont le droit athénien, le droit romain, le droit islamique, le droit juif classique, le droit canonique et le droit britannique des origines à l'ère moderne. Pour ce projet, j'ai affaire à des textes dans toutes ces langues. J'espère publier un jour ce manuscrit, mais ce que j'aime surtout dans ce travail, c'est qu'il exige de moi un investissement dans toutes ces langues, ce qui est parfaitement cohérent avec ce que je fais en tant que professeur de droit, ce va-et-vient entre le passé et le présent. Mon manuscrit croît chaque jour davantage, mais j'ai le projet ultimement de l'élaguer afin qu'il ne rebute pas le lecteur, et de le publier.
La seconde partie de cet entretien sera publiée
vers la fin de ce mois.
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Ros Schwartz,
traductrice du mois de Septembre 2012