Un blog destiné à tous les locuteurs français qui s’intéressent à la langue anglaise
DE DIVONNE-LES-BAINS À LOS ANGELES : UN PONT ENTRE LE MONDE FRANCOPHONE ET LA CULTURE ANGLO-AMÉRICAINE
L'article qui suit fut rédigé par Joëlle Vuille, Ph. D., notre collaboratrice dévouée et auteure de plusieurs traductions d'articles rédigés en anglais au fil des années. Joëlle est juriste et criminologue et habite en Suisse. Toutes les contributions de Prof. Vuille sur ce blogue se trouvent a https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/joelle-vuille/
A l’occasion de la Journée internationale des femmes du 8 mars, un groupe d’activistes a publié une lettre ouverte demandant à Oxford University Press (OUP) que soient supprimés du Oxford English Dictionary certains synonymes du mot « woman » jugés sexistes.[1].
Il est vrai que certaines entrées laissent songeuse. Par exemple, le OED donne comme synonyme de « woman » les mots « bitch », « maid », « chick », « filly », « biddy », « bint », « wench », ou encore « matron ». Si tous ces mots ne sont pas insultants ou rabaissants, ils véhiculent toute de même une image de la femme stéréotypée.
Pour l’usage du mot « woman », l’OED propose notamment les exemples suivants :
« God, woman. Will you just listen? »
« Ms September will embody the professional, intelligent yet sexy career woman »
« I told you to be home when I get home, little woman »
Le lecteur conviendra que ces exemples peignent une image caricaturale du rôle de la femme dans la société moderne.
En comparaison, du côté de chez Merriam-Webster[2], les synonymes sont similaires, mais les exemples sont plus neutres :
« She grew up to become a confident and beautiful woman. »
« The store sells shoes for both men and women. »
Mais que dire des définitions et exemples donnés par le OED pour les hommes ? Les auteurs de la lettre ouverte (j’utilise le masculin dans l’espoir qu’un certain nombre de signataires sont du genre mâle) relèvent tout d’abord que les exemples sont beaucoup plus nombreux et variés pour les hommes, et donc moins stéréotypés. Toutefois, nous sommes d’avis que la manière de définir ce qu’est un « homme » ne va pas sans poser problème, aussi. Ainsi, « man » est défini notamment comme « a person with the qualities associated with males, such as bravery, spirit, or toughness ». Or, ce type de représentations, classiques, véhicule une image toxique de la masculinité qui fait du tort aux femmes (en favorisant des comportements de contrôle et violents), et qui emprisonne les hommes dans un registre pouvant causer de grandes souffrances psychiques au fil de la vie (en empêchant une saine expression des émotions). N’en déplaise au OED, un homme est toujours un homme lorsqu’il a peur, pleure, ou demande de l’aide en cas de difficultés.
Oxford University Press, de son côté, a répondu que le dictionnaire ne fait que refléter l’usage que les gens font de la langue, et n’a pas l’ambition de prescrire aux locuteurs comment ils doivent parler. Pour ma part, je suis sensible à la nécessité de documenter les usages, y compris les usages historiques, d’un mot. Toutefois, il ne faut pas oublier que des centaines de millions de gens apprennent l’anglais dans le monde comme deuxième ou n-ième langue, et que le OED est le dictionnaire de référence de bon nombre d’entre eux, car il est repris par les grands moteurs de recherche que sont Google et Yahoo à qui il fournit leurs définitions. L’impact qu’a le OED sur les locuteurs du monde entier ne doit donc pas être sous-estimé, et la moindre des choses seraient que les termes dérogatoires soient mentionnés comme tels (à l’heure où j’écris, seul « bitch » est signalé comme étant offensant).
Après avoir lu cela, ma curiosité a été piquée et j’ai décidé de consulter le site du dictionnaire de référence en français, à savoir le Larousse [3]. Résultat : rien de dérangeant à signaler du côté des définitions [4]. On y lit par exemple qu’une femme est:
Un être humain du sexe féminin.
Un adulte de sexe féminin, par opposition à fille, jeune fille : La voilà une femme maintenant.
Une épouse : Il nous a présenté sa femme.
Un adulte de sexe féminin, considéré par rapport à ses qualités, à ses défauts, à son activité, à son origine, etc. : Femme du monde. Femme de lettres
Les citations historiques, quant à elles, contiennent quelques perles qu’il vaut la peine de reproduire ici :
J'ai toujours été étonné qu'on laissât les femmes entrer dans les églises. Quelle conversation peuvent-elles tenir avec Dieu ? (C. Baudelaire, 1821-1867)
Il y a mille inventions pour faire parler les femmes, mais pas une seule pour les faire taire. (G. Bouchet, 1513-1594)
Une femme qui a un amant est un ange, une femme qui a deux amants est un monstre, une femme qui a trois amants est une femme. (V. Hugo, 1802-1885)
Adressez-vous plutôt aux passions qu'aux vertus quand vous voudrez persuader une femme. (Marquis de Sade, 1740-1815)
La femme chaste est celle que nul n'a sollicitée. (Ovide, 43 av. JC-17 après JC)
En guise de conclusion, je souhaiterais citer Irina Dunn : « A woman without a man is like a fish without a bicycle ». A méditer…
Nous sommes heureux de retrouver notre correspondante fidèle, Joëlle Vuille, Ph.D., juriste-criminologue, maître-assistante à l'Université de Neuchâtel et chargée de cours à la faculté de droit, des sciences criminelles et d'administration publique de l'Université de Lausanne.
De nombreux mythes entourent la vie de la reine Elisabeth Ière d’Angleterre (1533-1603), fille du Roi Henri VIII et d'Anne Boylen : on a dit d’elle qu’elle était en réalité un homme (car sinon, comment expliquer ses accomplissements intellectuels, sa finesse stratégique et son sens des affaires ?), qu’elle a écrit les pièces de Shakespeare (car sinon, comment expliquer que le fils d’un gantier ait eu une connaissance si subtile de la nature humaine et une maîtrise si magistrale de la langue qui portera son nom ?), ou encore que, malgré son surnom de Reine Vierge, elle avait en réalité eu de nombreux amants, dont un lui aurait même donné un enfant.
S’il est parfois difficile, quatre siècles plus tard, de trier le bon grain de l’ivraie parmi les rumeurs ayant couru sur elle, une chose est établie : Elisabeth Ière d’Angleterre était une polyglotte accomplie. Enfant, elle avait en effet appris de nombreux idiomes avec les meilleurs tuteurs de son époque. A l’adolescence, elle parlait couramment sept langues : l’anglais, le gallois, le grec, le latin, l’espagnol, le français et l’italien. Plus tard, elle apprit également l’allemand, le flamand, l’écossais, l’irlandais et le cornique. Il est reconnu aujourd’hui que sa maîtrise des langues lui permit d’asseoir son pouvoir sur un royaume s’étendant à des régions linguistiques multiples et facilita ses relations diplomatiques avec les monarques européens et leurs émissaires à la cour d’Angleterre.
Récemment, l’historien John-Mark Philo a fait une découverte étonnante à Lambeth Palace[1], à Londres : il a trouvé une traduction en anglais du livre premier des Annales de Tacite portant l’écriture d’Elisabeth en personne. Il s’agit d’un texte de 17 folio, traitant de la mort d’Auguste et du règne de Tibère. Le texte semble avoir été conservé à Lambeth Palace depuis le XVIIème siècle, mais n’a été découvert que récemment. Il est d’autant plus intéressant qu’il constitue l’une des rares traductions en anglais de Tacite faites à l’époque moderne.
Lambeth Palace (interieur)
Lambeth Palace (exterieur)
Plusieurs indices ont permis au chercheur de conclure que le manuscrit avait été rédigé par la reine Elisabeth Ière d’Angleterre [2] :
tout d’abord, le contexte dans lequel le document a été découvert rend possible le fait qu’il s’agisse effectivement d’un écrit de la reine ; en effet, la traduction était dans les documents laissés par Thomas Tenison, archevêque de Canterbury de 1694 à 1715, et a été retrouvée avec les « Bacon Papers», une grande collection de documents officiels issus de la cour de Elisabeth.
ensuite, le document est rédigé sur un type de papier dont on sait qu’il était très utilisé par les secrétaires de la reine dans les années 1590 ; il contient les mêmes filigranes que le papier que la reine utilisait pour sa correspondance personnelle, à savoir un lion rampant, ainsi que les lettres G.B. et une arbalète en contremarque ;
le document porte l’écriture très particulière de la reine : le texte a certes été rédigé par un secrétaire, mais il contient des annotations et corrections présentant les mêmes caractéristiques que l’écriture d’Elisabeth, une écriture qualifiée de très brouillonne. (Le chercheur relève avec malice que, à la cour des Tudor, le degré de lisibilité des écritures étaient inversement proportionnel au rang social du scripteur ; « for a queen, comprehension is somebody else’s problem » [3]; vers la fin de sa vie, l’écriture d’Elisabeth était tellement illisible que les documents de sa main envoyés à des tiers étaient accompagnés d’une copie rédigée par un scribe afin que le destinataire puisse prendre connaissance du contenu).
Philo note également le style particulier de la traductrice du document, qui correspond au style d’autres traductions dont on sait qu’elles ont été faites par la reine : le texte anglais examiné ici est très proche du style bref de Tacite en latin. Philo donne plusieurs exemples où la reine s’est attachée à conserver l’ordre latin des mots, et a omis le verbe être (comme en latin) ; ceci résulte souvent dans des formulations anglaises curieuses, voire même obscures. En ce sens, le style de cette traduction diffère d’autres traductions contemporaines, comme par exemple celle de Richard Greenway, dont les phrases en anglais sont plus longues et plus détaillées – et plus facilement compréhensibles pour le lecteur anglophone.
Mais pourquoi Elizabeth aurait-elle traduit Tacite, si elle est réellement l’auteure de cette traduction ? On ne le sait pas vraiment. Peut-être s’intéressait-elle à Tacite pour des raisons professionnelles : s’inspirer de la vie de chefs d’Etat illustres afin de la guider dans ses décisions, soit pour les imiter, soit au contraire pour éviter de commettre les mêmes erreurs qu’eux. Mais il est également possible qu’elle ait traduit le célèbre auteur latin pour son plaisir, comme hobby en quelque sorte. En effet, il semblerait que ces exercices de traductions aient été un passe-temps quotidien pour elle. On sait qu’elle a traduit, du latin en anglais, Sénèque, Cicéron, Boèce, Horace, Erasme, ainsi que d’autres textes telles que des prières de Katherine Parr (la sixième épouse du père d’Elisabeth, Henri VIII).
[1] Lambeth Palace abrite la bibliothèque de l’archevêché de Canterbury et contient une partie importante des archives de l’Eglise d’Angleterre
[2] Philo, John-Mark (2019). "Elizabeth I’s Translation of Tacitus: Lambeth Palace Library, MS 683." The Review of English Studies, New Series, 1-30.
Jones R., Elizabeth I revealed as secret scribe of historic manuscript, disponible sur : https://bbc.in/2uk4CtB
G. Hewitt, Facts and Myths From the Life of Queen Elizabeth I, disponible sur: https://bit.ly/2QNBClu
Hosington, B. M. (2018). The Young Princess Elizabeth, Neo-Latin, and the Power of the Written Word. InElizabeth I in Writing (pp. 11-36). Palgrave Macmillan, Cham.
Found: A Manuscript Sloppily Edited by Queen Elizabeth 1 - Atlas Obscura, disponible sur
en français :
La royauté au féminin. Elisabeth 1ère : Elisabeth Ire
Nouvelles Etudes historiques - format Kindle Bernard Cottret
L'article qui suit a été rédigé par notre fidéle collaboratrice, Joëlle Vuille. Diplômée en droit suisse et titulaire d'un doctorat en criminologie, Joëlle est actuellement chargée de recherche à l’École des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.
Joëlle est l'auteure de plusieurs articles que nous avons publiés au fil des années, entre autres : « Les mots anglais du mois : Manterrupting, mansplaining & manspreading », mots qui reflètaient des usages sexistes, souvent l'apanage des hommes. Cette fois-ci, honneur à ces mêmes hommes, avec une série de néologismes intéressant spécifiquement ces messieurs.
Bromance est un mot valise composé de « bro », une abréviation familière de « brother », et de « romance » (« bromance » est employé tel quel en français, au féminin : une bromance). Dans une recherche scientifique sur le sujet, la « bromance » a été définie comme une « highly close and intimate friendship, where both parties are emotionally invested in each other’s well-being » [1] . Une bromance s’exprime usuellement par des marques physiques d’affection, tel que le « hug ». Deux hommes étant dans une « bromance » peuvent d’ailleurs parfois se donner un « bro hug » [2], défini comme une accolade virile entre deux hommes hétérosexuels se saluant, se disant au revoir ou se congratulant de quelque chose. Barak Obama et son ancien vice-président Joe Biden, par exemple, ont une relation qui a souvent été qualifiée de « bromance » [3] , tout comme David Beckham et Gary Neville, Matt Damon et Ben Affleck[4], ou encore les anciens présidents américains John Adams et Thomas Jefferson [5] A noter que l’adjectif « bromantic » [6] est également régulièrement employé dans la presse anglophone [7].
Le concept de bromance semble dériver de la tolérance toujours plus grande de l’homosexualité masculine dans les sociétés occidentales modernes ; il est désormais acceptable pour deux hommes d’exprimer de l’affection l’un pour l’autre sans craindre d’être traité de « gay ». Impliquant des échanges émotionnels sur des sujets délicats, la bromance encourage les hommes à développer des relations au sein desquelles ils peuvent révéler leurs vulnérabilités ou leurs anxiétés. Battant en brèche les représentations traditionnelles toxiques sur la masculinité, le concept de bromance pourrait ainsi contribuer à diminuer le risque de violence et de suicide chez les jeunes hommes, et à améliorer leur santé mentale de façon générale. [8]
Selon comment évolue la bromance entre deux hommes, il se pourrait qu’un jour l’un considère l’autre comme son « frenemy ». Mot porte-manteau de « friend » et « enemy », frenemy désigne la personne (homme ou femme) avec laquelle on entretient des relations amicales tout en étant un rival ou un concurrent. Apparu pour la première fois par écrit en 1953, le mot frenemy peut désigner aussi bien une relation personnelle que professionnelle, entre des individus, des entreprises ou même des Etats [9]. Pour des couples de frenemies célèbres, on pensera notamment à Lindsey Graham et Donald Trump, Beyoncé et Kim Kardashian, ou encore à Colonel Hogan et Colonel Klink dans la série Hogan’s Heroes (connue dans le monde francophone sous le titre de « Papa Schultz »). En termes plus abstraits, on pourrait aussi dire que la presse et les politiciens de façon générale entretiennent des relations de frenemies [10] . Une variante (moins fréquente, semble-t-il) est le porte-manteau « brenemy», contraction des mots « brother » et « enemy ».
J’ai lu pour la première fois le mot « himpathy » dans une lettre à l’éditeur publiée dans la revue scientifique « Science » [11] . Dans leur missive, les auteurs dénonçaient le soutien apporté par de nombreuses personnalités du monde scientifique à un professeur de biologie de l’Université de Californie à Irvine, Francisco Ayala, poussé à la démission après avoir été mis en cause pour des comportements inappropriés envers le sexe dit faible [12] . La « paternité » du terme « himpathy » est attribuée à une professeure de philosophie de l’université Cornell, Kate Manne, pour désigner l’empathie disproportionnée et inappropriée dont semblent jouir les hommes puissants lorsqu’ils sont accusés, de façon crédible, d’agressions sexuelles, de violence domestique ou même de meurtre [13]. Fait preuve de « himpathy » celui (ou celle) qui met en avant la réussite professionnelle de l’accusé et les conséquences dramatiques que peut avoir la dénonciation sur sa vie privée et sa carrière, en passant sous silence les conséquences que le crime et la procédure judiciaire (ainsi que l’exposition médiatique) auront sur la victime des faits allégués. On pensera notamment aux déclarations de Donald Trump [14] et d’autres commentateurs [15] au sujet de Brett Kavanaugh, accusé d’agression sexuelle par plusieurs femmes durant sa procédure de confirmation comme juge à la Cour suprême américaine. A l’heure où le mouvement #MeToo prend toujours plus d’ampleur, nul doute que la démonstration de « himpathy » envers les accusés deviendra également plus fréquente.
[14] “I feel so badly for him. This is not a man who deserves this.” Voir https://www.nytimes.com/2018/09/26/opinion/brett-kavanaugh-hearing-himpathy.html
[15] Certains se sont par exemple demandé si une agression sexuelle commise adolescent devrait mettre en péril la carrière future de l’agresseur. (Ari Fleischer, Press secretary sous George W. Bush).Why Kavanaugh should make men question 'himpathy', CNN
La recension qui suit a été rédigée par Joëlle Vuille, notre collaboratrice dévouée et auteure de plusieurs traductions d'articles rédigés en anglais au fil des années. Madame Vuille a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie, et elle est actuellement chargée de recherche à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.
Moonwalking with Einstein, The Art and Science of Remembering Everything
by Joshua Foer, Penguin Books, 2011.
S’ouvrant sur les prouesses du poète Simonide de Céos, inventeur de la mnémotechnique au 5e s. av. J.-C., cet ouvrage rend compte de l’année que l’auteur a passée à s’entraîner pour participer au U.S. Memory Championship, une compétition durant laquelle les participants doivent mémoriser le plus vite possible des séquences de centaines de visages et de noms, de mots, de chiffres, ou encore de cartes à jouer.
En plus d’évoquer des cas documentés de personnes ayant développé une mémoire exceptionnelle (souvent, semble-t-il, à la suite d’accidents ou de maladies) et de personnes ayant complètement perdu la leur, l’auteur replace la mémoire dans son contexte biologique, historique et social d’une façon assez captivante. Et il partage avec le lecteur certaines techniques de mémorisation qu’il a lui-même utilisées pour améliorer sa mémoire.
L’une des techniques les plus fascinantes est une méthode appelée « palais de la mémoire » (memory palace), ou, plus formellement, méthode des loci ou méthode des lieux (nous l’explicitons plus bas). Elle est pratiquée depuis l’Antiquité et produit des résultats spectaculaires. Je le sais car, en lisant le livre, je m’y suis essayée. Même si plus de deux semaines se sont écoulées depuis l’exercice et si je n’y ai plus du tout pensé depuis lors, je vois encore parfaitement une jarre d’ail en saumure devant la porte du garage de la maison de mon enfance et Claudia Schiffer se prélasser dans une baignoire remplie de fromage blanc juste devant l’entrée. Si j’entre dans les toilettes qui se situent juste à gauche de la porte, je vois un saumon fumé tourner paisiblement dans le lavabo, et six bouteilles de vin blanc se disputer de leurs voix cristallines quant à leurs qualités respectives (Gewürztraminer, Riesling, Sauvignon blanc, Chardonnay, etc.). Au-dessus des escaliers qui descendent du hall vers la cuisine, un fantôme blanc flotte au-dessus de ma tête avec des chaussettes multicolores aux pieds. Et à la cuisine, un homme assis au bord de l’évier ajuste son tuba avant de plonger joyeusement dans la vaisselle.
: ou quand les mots conceptualisent le sexisme ordinaire
L'article qui suit fut rédigé par Joëlle Vuille, notre collaboratrice dévouée et auteure de plusieurs traductions d'articles rédigés en anglais au fil des années. Madame Vuille a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie, et elle est actuellement chargée de recherche à l’Ecole des sciences criminelles de l’Université de Lausanne.
La dernière décennie a vu apparaître trois mots-valises censés décrire des expériences que feraient bon nombre de femmes dans leur vie quotidienne depuis longtemps. Nous en offrons ici un survol.
1. Mansplaining
Le terme « mansplaining » (issu de la contraction de « man » et « explaining ») peut être traduit par « mecsplication » [2]. Il fait référence à la tendance de certains hommes à expliquer aux femmes avec condescendance, presque avec mépris, ce qu’elles savent souvent déjà ou ce que elles seules peuvent connaitre ou ressentir. Si le mot est nouveau (il semble dater de 2008), le concept, lui, est ancien. Dans un petit livre intitulé « Men explain things to me » [3], Rebecca Solnit racontait par exemple, comment, à une soirée, un homme lui avait fait la leçon sur un livre qu’il n’avait de toute évidence pas lu… sans savoir que c’était elle qui l’avait écrit.
Le « mansplaining » recouvre toutes sortes de situations. L’exemple le plus ancien documenté à ce jour semble être l’homme qui, en 1903, théorisait sur les raisons pour lesquelles les femmes ne voulaient pas du droit de vote [4]. Il y a eu, ensuite, celui qui expliquait à une femme ce qu’elle ressent lors d’un orgasme [5], en passant par le cuisinier amateur qui expliquait à une cheffe comment faire chauffer de l’huile dans une poêle [6]. Dans le cadre du débat sur le Brexit, on pensera au milliardaire Aaron Banks corrigeant la professeure d’histoire antique Mary Beards sur les raisons de la chute de l’empire romain (selon lui : l’immigration), les vagues souvenirs de lycée du premier valant apparemment autant que les décennies de recherche sur le sujet de la seconde [7]. Les exemples sont innombrables.
Au delà de l’anecdote énervante, le « mansplaining » est un symptôme du manque de crédibilité que la société accorde aux femmes lorsqu’elles parlent de leurs propres expériences ou lorsque des sujets plus ou moins complexes sont abordés. Bien sûr, les hommes ont le droit d’avoir un avis sur le féminisme, les contractions lors de l’accouchement et l’inconfort de certaines chaussures à talon. Mais lorsqu'un groupe dédié à la réforme de la législation sur la contraception ou l’avortement est composé uniquement d’hommes [8], il y a un problème. Et lorsque les hommes (en tant que groupe) remettent systématiquement en doute la réalité des expériences faites par un grand nombre de femmes (on pensera au sexisme sur le lieu de travail, par exemple, ou au harcèlement de rue), ou l’écartent sous prétexte qu’elles sont trop sensibles ou n’ont décidément aucun sens de l’humour, il est temps de rééquilibrer la discussion et de donner la parole à celles qui vivent ces situations au quotidien.
2. « Manterrupting »
Terme popularisé par la journaliste américaine Jessica Bennet [9], le « manterrupting » peut être défini comme l’interruption systématique et injustifiée des femmes par leurs collègues masculins [10]. Une étude devenue célèbre avait établi il y a quelques années que les hommes accaparent les 75% de temps de parole dans les réunions professionnelles, bien au delà d’une représentation proportionnelle des genres [11].
Au delà du manque de politesse qu’il incarne, le « manterrupting » a toutefois une facette plus insidieuse. En effet, le langage étant un outil de pouvoir, en interrompant continuellement leur interlocutrice, les hommes monopolisent les conversations, marquent une hiérarchie, et augmentent leur crédibilité professionnelle [12], alors que les femmes, elles, apprennent à se taire [13].
Un article récent a mis en lumière le phénomène au sein de la Cour suprême des Etats-Unis [14]. Les auteurs ont examiné les transcriptions des débats devant cette juridiction afin d’identifier quels juges interrompaient le plus souvent leurs collègues, respectivement étaient le plus souvent interrompus par eux. Il ressort que les femmes juges étaient interrompues de façon disproportionnée par rapport à leurs collègues masculins : elles représentaient le 22% des juges, mais étaient la cible de 52% des interruptions. Et plus elles étaient nombreuses à la Cour suprême, plus elles étaient interrompues par leurs collègues : en 1990, Sandra Day O’Connor était la seule femme siégeant à la Cour suprême, et les 35.7% des interruptions étaient dirigées contre elle. En 2002, alors qu’il y avait deux femmes à la Cour suprême, elles étaient victimes de 45.3% des interruptions. En 2015, les trois femmes juges étaient la cible de 66% des interruptions. La même année, une femme juge était interrompue presque 4 fois plus souvent qu’un homme juge, en moyenne [15].
Cette attitude de la part des hommes pourrait être renforcée par la façon de parler de certaines femmes. En effet, les femmes utiliseraient plus de mots visant à rendre leur discours moins direct et moins ferme (en utilisant ce que les linguistes anglosaxons appellent des hedges tels que peut-être, parfois, d’une certaine façon, etc.), s’excuseraient plus [16], poseraient plus de questions, nuanceraient plus leurs propos, s’interrompraient plus pour inviter d’autres à parler, montreraient plus de soutien aux interlocuteurs, etc. [17] Une solution pourrait dès lors être d’apprendre aux filles et aux femmes à s’exprimer différemment ou plus comme les hommes. Mais cela soulève un autre problème, car certaines études suggèrent que les femmes qui adoptent les mêmes habitudes de langage que les hommes sont perçues comme trop agressives et trop dominantes et perdent alors en crédibilité professionnelle [18]. Le problème reste donc entier.
3. « Manspreading »
Le « manspreading », enfin, est un phénomène bien connu des utilisatrices de transports publics (le mot lui-même n’est apparu qu’en 2008, sur Twitter, d’après le Oxford English Dictionary [19]). Il s’agit de cette tendance qu’ont certains hommes à s’asseoir les jambes très écartées et de prendre ainsi deux fois plus de place que leurs voisines [20]. On parle en français d’ « étalement masculin ».
Si certains voient dans le phénomène un simple comportement malpoli isolé, d’autres le perçoivent comme le symptôme d’une lutte politique pour le contrôle de l’espace. Citant la sociologue Colette Guillaumin, qui a étudié depuis les années 1970 les positions des hommes et des femmes dans les espaces publics, Le Monde rappelle que l’homme qui écarte les jambes, debout ou assis, est « une des caractéristiques majeures de la virilité occidentale, à la manière du cow-boy qui descend de cheval et reste jambes écartées » [21]. Y répond la femme qui croise les jambes, symboliquement pour protéger son sexe d’une possible agression, ou tout simplement pour se faire plus petite et éviter un combat de genoux. D’après certaines féministes, ces comportements seraient le syndrome de la même domination masculine qui se traduit dans les pratiques sociales en inégalités salariales et aux violences domestiques et sexuelle. Raison pour laquelle le « manspreading » devrait être combattu, comme toute autre dérive du patriarcat.
Certaines villes (dont New York, Paris et Madrid) ont donc décidé de prendre le taureau par les cornes et affichent désormais des messages de sensibilisation dans les transports publics.
La réaction des hommes ne s’est pas faite attendre, et elle est riche d’enseignements: insulter les femmes qui dénoncent le phénomène, inverser la problématique (« Certaines femmes le font aussi, surtout quand elles sont enceintes ou grosses ») et ridiculiser la revendication ou la noyer dans des revendications absurdes (« Et les gens qui se tiennent à gauche sur l’escalator, alors ?! ») [22]. À les entendre, les hommes auraient une bonne raison de s’asseoir les jambes écartées, à savoir éviter une pression trop grande sur des organes génitaux (très) volumineux [23]. Puisqu’on vous le dit…
[1] L’auteure remercie la Prof. Fabienne H. Baider, Université de Chypre, Département d’Etudes françaises et d’Etudes européennes, pour sa relecture et ses suggestions.
[9]How Not to be Interrupted in Meetings, TIME January20, 2015 Il faut ajouter que l’interruption est un sujet très étudié en analyse conversationnelle (cf. les nombreux travaux en Language et gender à ce sujet) et cela depuis des années. Comme l’humour, l’interruption peut être symptomatique soit d’un rapport de force (invasion de l’espace de parole de l’autre), soit de solidarité (on montre son enthousiasme, son empathie, etc.)
[13] Afin de mettre en lumière le phénomène de « manterrupting », une application a été créée par BTEC, appelée « Women interrupted ». L’application utilise le micro du smartphone pour analyser les conversations et compter le nombre de fois que les interlocutrices sont interrompues par des interlocuteurs.
[15] Mais le genre n’est peut-être pas la seule dimension à prendre en compte dans ce contexte. Les mêmes chercheurs ont relevé que Sonia Sotomayor, qui est latina, est interrompue est interrompue de façon disproportionnée par les avocats (hommes) des parties.
[16] Le début de ce sketch de SNL avec Aidy Bryant et Colin Jost sur l’égalité salariale entre hommes et femmes illustre bien le propos :
[17] Voir la méta-analyse de Leaper C./Robnett R. C, Women Are More Likely Than Men to Use Tentative Language, Aren’t They? A Meta-Analysis Testing for Gender Differences and Moderators, Psychology of Women Quarterly 35(1), 129-142, 2011.
[18] Sur le sujet de la crédibilité des avocates, voir les études synthétisées par Jaquier V./Vuille J., Les femmes et la question criminelle, Genève : Seismo, 2017, p. 408-410. Il existe aussi une littérature assez importante sur le leadership féminin qui pose les mêmes questions.
Une virgule pourrait coûter à une entreprise américaine des millions de dollars en heures supplémentaires
Texte original de Daniel Victor, New York Times; synthétisé, et traduit par Joëlle Vuille
Joëlle, contributrice fidèle au blog, a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie. Après avoir profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society), Joëlle est actuellement privat-docent à la Faculté de droit de l'Université de Neuchâtel.
Une action collective en justice introduite devant un tribunal américain par des chauffeurs de camion et portant sur le paiement d'heures supplémentaires repose entièrement sur une ponctuation qui divise depuis toujours les familles et cercles d'amis anglophones, les uns la considérant comme absolument incontournable, tandis que d'autres la trouvent totalement inutile: le « Oxford comma », ou virgule d'Oxford (connue aussi comme "serial comma").
La décision de 29 pages , rendue le 13 mars dernier par la United States Court of Appeals for the First Circuit, est un exercice de haut-vol grammatical qui pourrait coûter 10 millions de dollars à une entreprise de produits laitiers de Portland, dans l'état du Maine.
En 2014, trois chauffeurs routiers ont introduit une action en justice contre leur employeur, Oakhurst Dairy, réclamant le paiement de l'équivalent de quatre ans d'heures supplémentaires. La législation de l'état du Maine impose en effet que les employés soient payés 1.5 fois le tarif normal pour chaque heure travaillée au-delà de 40 heures par semaine, tout en prévoyant quelques exceptions à cette règle.
Avant de continuer, il est nécessaire de faire une petite digression dans le monde de la ponctuation : en anglais, dans une liste de trois éléments ou plus – par exemple « des haricots, des pommes de terre et du riz » – certaines personnes mettent une virgule après « pommes de terre » (« beans, potatoes, and rice »), tandis que d'autres n'en mettent pas. Nombreux sont les anglophones qui ont un avis très, très tranché sur la question.
La plupart du temps, le débat autour de la virgule d'Oxford n'a pas grande importance. Dans le cas des chauffeurs de camion mentionnés précédemment, la virgule s'est révélée cruciale. La disposition légale pertinente, qui exclut le paiement d'heures supplémentaires pour un certain nombre de tâche, est la suivante :
The canning, processing, preserving, freezing, drying, marketing, storing, packing for shipment or distribution of:
(1) Agricultural produce;
(2) Meat and fish products; and
(3) Perishable foods.[1]
La loi entend-elle exclure le paiement d'heures supplémentaires pour la distribution des trois catégories de produits indiquées, ou pour l'emballage en vue de l'envoi ou de la distribution de ces produits ?
Savoir si les chauffeurs d'Oakhurst Dairy avaient été privés du paiement de milliers de dollars en heures supplémentaires dépend entièrement de la façon de lire cette phrase.
En effet, s'il y avait une virgule après « shipment », il serait clair que la loi exclut le paiement d'heures supplémentaires pour la distribution de produits périssables. Mais la cour d'appel, dans son jugement du 13 mars dernier, a jugé que l'absence de virgule créait suffisamment d'incertitude pour que cela bénéficie aux chauffeurs.
Autrement dit, les partisans de la virgule d'Oxford ont gagné la bataille.
La disposition légale à l'origine de l'action en justice avait pourtant été rédigée conformément au manuel de rédaction législative du Maine, qui ordonne aux législateurs de ne pas utiliser la virgule d'Oxford. N'écrivez pas "trailers, semitrailers, and pole trailers," instruit le manuel — mais plutôt, "trailers, semitrailers and pole trailers."
Le manuel précise que la virgule est la ponctuation la plus mal utilisée et la plus mal comprise du langage juridique, et peut-être même de la langue anglaise. Il recommande de faire usage de la virgule avec retenue.
L'histoire juridique est riche de cas dans lesquels une virgule a fait toute la différence pour l'issue d'un procès [2].On pensera notamment à un litige d'un million de dollars entre deux entreprises canadiennes en 2006 [3] ou encore à l'introduction coûteuse d'une virgule dans une loi de 1872 établissant des taxes d'importation pour certains produits. L'intention du législateur avait été d'exonérer de taxes l'importation de "fruit plants", mais une virgule oubliée eu pour conséquence d'exonérer de taxe les "fruit, plants", ce qui résultat dans un manque à gagner considérable pour l'État. Voir The Most Expensive Typo in Legislative History
Dans l'interprétation du 2ème amendement à la Constitution américaine (qui garantit le droit à posséder une arme), la virgule a fait l'objet de vues divergentes de la part des tribunaux ; voir par exemple une décision d'une cour fédérale de district qui a invalidé une loi sur les armes adoptées à Washington en 2007 [4](décision qui fut à son tour invalidée par la Cour suprême des États-Unis dans son arrêt District of Columbia v. Heller). [5]
Les reporters, éditeurs et producteurs du New York Times évitent en général la virgule d'Oxford, mais des exceptions sont parfois faites, comme le relève Phil Corbett, charge de questions de langage dans la salle de presse, lorsqu'il s'agit d'éviter des ambiguïtés:
"We do use the additional comma in cases where a sentence would be awkward or confusing without it: Choices for breakfast included oatmeal, muffins, and bacon and eggs." [6]
L'Associated Press, qui fait autorité dans le milieu des médias américains est généralement opposé à l'usage de la virgule d'Oxford.
Mais cette virgule est commune dans les livres et les publications académiques. Le Chicago Manual of Style l'utilise, tout comme Oxford University Press.
Un sondage mené en 2014 auprès de 1129 Américains a révélé que 57% des répondants étaient favorables à la virgule d'Oxford, tandis que 43% s'opposaient à son utilisation. [7]
Difficile, donc, de trouver un consensus sur cette épineuse question…
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[1] La mise en conserve, la transformation, la préservation, la congélation, le séchage, la commercialisation, l’entreposage, l’emballage pour l’envoi et la distribution de :
par Joëlle Vuille, qui a bien voulu rédiger l'analyse suivante à notre intention.Joëlle, contributrice fidèle au blog, a une licence en droit suisse et un doctorat en criminologie. Après avoir profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society), Joëlle est actuellement privat-docent à la Faculté de droit de l'Université de Neuchâtel.
Beaucoup de livres ont été écrits sur le Oxford English Dictionary (ci-après : OED). La particularité de The Word Detective est de faire entrer le lecteur dans le quotidien de ceux qui créent et développent le célèbre dictionnaire. John Simpson a travaillé dans l'équipe du OED pendant 37 ans, entre 1976 et 2013, et y a été éditeur en chef pendant les 20 dernières années de sa carrière. (Nous ne reviendrons pas sur le OED en tant que tel, le lecteur intéressé pouvant se référer à une entrée antérieure de ce blog - La lexicologie – une histoire amusante du dictionnaire anglais le plus célèbre.)
Si le fil rouge du récit est la vie et la carrière de Simpson, l'auteur entremêle sa narration avec le développement du OED lui-même, ce qui est logique puisqu'il a joué un rôle important dans ce contexte. Il nous fait rencontrer les différents personnages qui ont imprégné l'histoire du OED, en les mettant en scène dans les locaux du célèbre dictionnaire et en nous faisant vivre leur quotidien. L'histoire est fascinante, et elle nous permet d'apprécier le travail immense concédé par des passionnés qui pendant longtemps n'ont travaillé qu'avec des cartes en papier, un stylo, et une bibliothèque de livres de références en papier (ce qui paraît surhumain aux personnes qui, comme moi, ont presque toujours travaillé avec des bases de données en ligne dans lesquelles une recherche par mots-clés prend une fraction de seconde).
Le récit nous permet d'apprécier la contribution particulière de Simpson au développement du OED ces dernières décennies. Tout au long de sa carrière, Simpson a en effet œuvré à rendre le OED accessible à un large public, à le dépoussiérer, à en faire une œuvre dynamique et moderne, notamment en donnant une voix à ceux qui parlent l'anglais au quotidien. Par exemple, lorsqu'il devint responsable du groupe « New Words » (soit un petit nombre d'éditeurs responsables de la réception des mots apparaissant nouvellement dans la langue anglaise et chargés de rédiger de nouvelles définitions pour ceux-ci), il décida que, pour chaque livre « sérieux » utilisé comme référence en vue de trouver de nouvelles définitions et de nouveaux usages d'un mot, l'éditeur en charge devrait également se rendre dans le kiosque au coin de sa rue et acheter des magazines portant sur le même sujet, afin de capter les usages quotidiens du mot en question. (C'est ainsi, par exemple, que la lecture de magazines sur les motos permit de faire entrer le mot « dirt bike » dans le OED.) Dans la perspective de Simpson, en effet, la langue n'est pas une affaire d'élites, et les sources du OED doivent être aussi diverses que possibles afin de refléter la variété des usages d'un mot. Dans le même esprit, Simpson remarqua un jour que son supermarché proposait à la vente toutes sortes de produits provenant des quatre coins du monde, comme carpaccio, halloumi, ou teppan-yaki, et décida qu'il devait aussi inclure ces mots dans son dictionnaire si le citoyen britannique lambda les intégrait dans son utilisation quotidienne de la langue anglaise. C'est ainsi qu'il entreprit de contacter les grandes chaînes de supermarché afin de leur demander de lui fournir la liste de tous les produits mis en vente (une requête à laquelle on répondit d'abord avec scepticisme, apparemment).
En plus d'intégrer des mots nouveaux et de rendre compte de la variété des usages de la langue dans la vie quotidienne, Simpson décida également de rendre les définitions nouvellement ajoutées au dictionnaire moins académiques, et de les illustrer à l'aide d'exemples qui permettraient à l'usager de se faire une meilleure idée du contexte dans lequel un certain mot était employé. Par exemple, « Intro » avait été défini dans la première version du OED comme « colloq. abbrev. of INTRODUCTION n. » ; circonscris et précis, mais pas très vivant. Lorsque « outro » fut introduit, bien des décennies plus tard, on le définit en revanche comme « a concluding section, esp. one which closes a broadcast programme or musical work ». Mais au delà du contenu du dictionnaire, Simpson voulut également adapter le OED aux modes de communication modernes, en le digitalisant tout d'abord (en 1989), puis en le mettant en ligne (en 2000), et finalement en permettant aux lecteurs d'y contribuer directement. A cet égard, la description du passage du OED de son format papier à un format informatique au début des années 1980 est édifiante, tant à cause de l'aspect technique de la chose (une entreprise gigantesque), qu'à cause des discussions que cela suscita au sein de Oxford University Press (qui n'avait jamais rien entrepris de tel auparavant).
Cet ouvrage est également passionnant en ce qu'il montre comment le langage reflète les sociétés qui le parlent. Le OED n'a pas seulement pour but de définir les termes dans leur acception actuelle mais également de montrer quand et comment certains mots sont apparus, au fil des évolutions technologiques (« booted up » en 1980), du développement de nouvelles sensibilités éthiques (« animal rights », en 1875), et de changements de contextes historiques (« disinformation », pendant la Guerre froide). Le dictionnaire documente également comment les mots évoluent ; on pensera par exemple à « racism » ou « sexism », qui ne sont plus utilisés dans les mêmes contextes qu'il y a un siècle, parce que ce qui est considéré comme étant du racisme ou du sexisme par la société a également changé.
Mais si sa passion pour son travail est évidente à chaque page, Simpson note également qu'il y a un prix à payer lorsque l'on passe sa vie à disséquer les mots : sa déformation professionnelle l'empêche dorénavant de lire un texte littéraire et d'y voir plus qu'un simple assemblage de mots. Il donne l'exemple du début du dernier chapitre du roman Jane Eyre intitulé « Conclusion » : « Reader, I married him. A quiet wedding we had ; he and I, the parson and the clerk, were alone present. » En lisant ces mots, le lexicographe ne peut pas s'empêcher de se dire que Charlotte Brontë n'a pas inventé le mot « conclusion », que l'anglais l'avait emprunté au français dès le moyen-âge. Il se demande ensuite si le OED serait intéressé à répertorier cet usage précis de ce mot, c'est-à-dire le mot conclusion comme conclusion d'un récit, et de quand date cet usage. Pour être sûr, il s'empare du OED le plus proche et y lit que Chaucer utilisait déjà ce terme dans ce sens-là. Pas besoin de prendre note, donc. Ensuite, « reader ». Le lexicographe sait déjà que « reader » est utilisé en anglais depuis la période anglo-saxonne, mais il ignore quand les romanciers ont commencé à interpeler directement leurs lecteurs de la sorte. Cela date-il de la période victorienne ? Charlotte Brontë était-elle la première ? Le OED informe alors le lecteur que, en 1785 déjà, William Cowper avait interpelé son « gentle reader ». Ouf, pas besoin de prendre note. Et que penser de « quiet » ? Un mariage peut-il être « quiet » ? Eh oui, comme le confirme l'OED, « quiet » dans le sens de « moderate, modest, restrained » était un usage déjà connu avant Jane Eyre. Il n'est donc pas nécessaire d'informer le OED de cet usage précis du mot « quiet », et le lecteur n'a pas besoin d'en prendre note. Et ainsi de suite pour chaque mot de la page. Vous avez dit fatigant ?
Du point de vue de la structure du livre, le récit de Simpson est entrecoupé de digressions apparaissant dans une police différente du reste du texte, portant sur un mot précédemment utilisé dans le texte (par exemple : juggernaut, epicentre, debouched, ou encore 101). Le point de vue de l'auteur est que chaque mot a une histoire intéressante, si on prend le temps de creuser son passé, et il faut bien admettre que, grâce aux nombreux exemples qu'il propose, il parvient à nous en convaincre! Par exemple, son histoire du mot aerobics, qui nous fait passer de Louis Pasteur en 1863 aux reporters anglophones de la revue Lancet jusqu'aux sportifs américains de la fin des années 1960, est très intéressante. Idem du mot « mole », dont les premières définitions du dictionnaire décrivaient « the poor vision », « the strong forearms », and « the velvety fur that can be brushed in any direction » (!), avant d'intégrer les usages métaphoriques du terme (toute personne travaillant en sous-sol, comme les mineurs) et finalement la taupe du monde de l'espionnage, apparue au 20ème siècle, notamment dans les romans de John Le Carré. A chaque fois, Simpson nous offre une petite histoire de la vie du mot, qui apparaît presque comme un personnage en tant que tel, dont on lirait la naissance, la jeunesse, la vie, dont on nous décrirait les membres de la famille, les relations que les uns et les autres entretiennent, les voyages qu'ils ont entrepris au fil de leur existence et les influences qu'ils ont eues et subies. Ces passages sont particulièrement amusants pour les lecteurs francophones vu les liens étroits que le français et l'anglais entretiennent depuis presque un millénaire.
En mêlant le récit de sa vie privée avec celui de sa carrière, et en décrivant les différentes personnes qui l'ont accompagné au fil de son parcours, Simpson parvient à tisser un récit plein de chaleur, d'humour et de tendresse. Il transmet la passion des mots et l'excitation ressentie quotidiennement par ces « détectives des mots » lorsqu'ils découvrent de nouveaux usages ou redécouvrent des mots ou des usages depuis longtemps oubliés. On sent chez lui une curiosité intellectuelle sans limite, et une sensibilité certaine au terreau social dans lequel le langage prend naissance. C'est une lecture légère et amusante que je vous recommande vivement, gentle reader!
The Word Detective, A Life in Words, de John Simpson, London : Little Brown, 2016, 342 p.
Pourquoi "marmotte" n'est pas le féminin de "marmot", et autres curiosités de genre
de Marina Yaguello, Paris : Ed. Points, 2014, 185 pages. (nouvelle édition, augmentée et corrigée, du livre paru en 1989).
Recension de livre par Joëlle Vuille, Ph.D.
Marina Yaguello
Joëlle Vuille
Marina Yaguello est une linguiste, professeur émérite à l'Université de Paris VII. De langue maternelle russe, elle travaille sur le français, l'anglais et le wolof.
Notre fidèle contributrice Joëlle Vuille, est juriste-criminologue qui habite à Genève. Après avoir terminé ses études à l'Université de Lausanne, Joëlle a profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society). Joëlle est actuellement privat-docent à la Faculté de droit de l'Université de Neuchâtel. Nous la remercions vivement pour l'analyse qui suit.
Dans sa chanson Miss Maggie, Renaud célèbre la non-violence des femmes : « Même à la dernière des connes/Je veux dédier ces quelques vers /Issus de mon dégoût des hommes /Et de leur morale guerrière ». Afin d'illustrer son propos, il rappelle que de nombreux mots renvoyant à la violence et à la mort sont masculins, comme « un génocide, un SS, un torero ».
Nous sommes heureux de retrouver notre collaboratrice, Joëlle Vuille, Ph.D.une juriste-criminologue qui habite à Genève. Après avoir terminé ses études à l'Université de Lausanne, Joëlle a profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society). Joëlle est maitre-assistante à l'Université de Neuchâtel et chargée de cours à la faculté de droit, dessciences criminelles et d'administration publique de l'Université de Lausanne. Nous la remercions vivement pour l'analyse qui suit. -----------------------------------------------------------------
Lever le voile sur l'identité de Jack l'Éventreur, voilà une entreprise à laquelle plus d'un détective en herbe s'est essayé ! Le dernier en date se nomme Russell Edwards, il prétend avoir réussi là où tant d'autres ont échoué, et il vient de publier un livre retraçant sa découverte.
Après avoir récapitulé les faits sanglants qui ont donné naissance à la légende, soit les cinq meurtres commis dans le quartier londonien de Whitechapel par de froides nuits d'automne 1888, Edwards nous rappelle les indices découverts, les lettres anonymes reçues par les forces de l'ordre et les journaux, bref, tout ce qui fait le mythe de Jack l'Éventreur. Il nous présente les policiers qui ont enquêté à l'époque sur l'affaire, ainsi que les suspects qui, au fil des ans, ont été envisagés. L'auteur nous conte ensuite son parcours personnel, exposant comment son intérêt pour l'affaire est né, et comment il a réussi à mettre la main sur la pièce à conviction qui lui a permis de percer le mystère : un foulard trouvé près du corps de la quatrième victime de l'Éventreur, Catherine Eddowes. Le tissu avait été ramassé par un policier londonien intervenu sur la scène de crime, afin de l'offrir, tout ensanglanté, à son épouse. (Celle-ci avait refusé le délicat présent, mais le foulard était tout de même demeuré dans la famille).
L'idée de Edwards était simple : faire analyser les traces de sang et de sperme trouvées sur le foulard, puis trouver de l'ADN de la victime et du suspect, et finalement comparer ces profils ADN pour essayer d'établir un lien entre les unes et les autres.
Venons-en au scoop : le plus célèbre tueur en série de tous les temps serait un immigré polonais de 23 ans dénommé Aaron Kosminski. Kosminksi figure depuis longtemps au sommet de la liste des suspects, mais on ne sait pas grand' chose de lui. Edwards nous conte le peu que l'on sait de son enfance en Pologne, de sa famille et de leur arrivée en Angleterre au début des années 1880, alors qu'Aaron était âgé d'environ 15 ans. Quelques années plus tard, il semblerait que Kosminski ait vécu tout près des scènes de crime (ce qu'Edwards interprète comme un indice de plus de sa culpabilité). Durant ses années-là, Kosminski n'a jamais fait parler de lui, sauf lorsque, en décembre 1889, il a été condamné pour avoir eu en sa possession un chien non muselé (une loi avait alors rendu obligatoires les muselières pour tenter de lutter contre une épidémie de rage). On sait ensuite que Kosminksi a vécu de longues années dans des hospices pour les pauvres et les personnes souffrant de troubles mentaux, probablement atteint de schizophrénie, avant de mourir à l'âge de 53 ans, en 1919.
Depuis la publication du livre d'Edwards, certains scientifiques ont exprimé leur scepticisme vis-à-vis de la validité des résultats scientifiques sur lesquels l'auteur a basé sa thèse : une erreur aurait été commise lors de l'évaluation de la force probante des résultats.[1] (L'un de ces sceptiques est Sir Alec Jeffreys en personne, l'inventeur de l'analyse ADN utilisée à des fins judiciaires). En effet, puisque la victime et le suspect ne sont plus vivants et qu'il a été impossible d'obtenir un échantillon d'ADN de leurs dépouilles respectives, le travail de Edwards a consisté à localiser des descendants de ces deux personnes et à les convaincre d'avoir leur ADN analysé. Notre ADN se transmettant de façon prévisible entre parents et enfants, chacun d'entre nous partage un certain nombre de caractéristiques génétiques avec ses ancêtres, même à plusieurs générations d'écart. Il est ainsi possible de reconstruire des lignées familiales.
Afin d'estimer la proximité du lien de parenté entre deux individus donnés, il est toutefois fondamental de pouvoir évaluer la rareté des caractéristiques génétiques qu'ils partagent par rapport au reste de la population. (De la même façon que, si vous rencontrez pour la première fois une personne qui porte le même nom de famille que votre coiffeur, vous estimerez plus probable que cette personne soit de la famille de votre coiffeur si ces deux individus s'appellent Rolthmeir – l'un des patronymes les moins courants de France – que s'ils s'appellent Dupont). Or, il semblerait que c'est lors de cette étape cruciale que le généticien engagé par Edwards se soit trompé : il aurait déclaré certains profils beaucoup plus rares que ce qu'ils sont en réalité, et aurait ainsi attribué le sang trouvé sur le foulard à la victime alors que le lien entre ces deux éléments serait plus que ténu.
L'auteur n'a pas encore pris position dans le débat qui vient d'éclater autour de ses révélations et le lecteur terminera certainement cet ouvrage en ayant encore des doutes quant à l'identité de Jack l'Éventreur. Peu importe, car il aura tout de même était diverti. En effet, même celui qui ne se passionne pas fondamentalement pour la question de l'identité de Jack l'Éventreur pourra trouver intéressant de voir comment Edwards a procédé dans ses recherches, et comment il a surmonté tous les obstacles qui se sont dressés sur son chemin. Le lecteur est invité à plonger dans la Londres du XIXème siècle, y découvre la misère de ces quartiers les plus pauvres, y rencontre ses habitants les plus démunis, et voit les aspects les moins reluisants de la société d'alors. Un voyage beaucoup plus prenant et touchant que toutes les enquêtes policières.
"Mother Tongue – The Story of the English Language" Bill Bryson [1] Penguin Books, 1990
B
Bill Bryson
analyse de livre
par Joëlle Vuille, lic. iur., LLM
Nous sommes heureux de retrouver notre collaboratrice, Joëlle Vuille, une juriste-criminologue qui habite à Genève. Après avoir terminé ses études à l'Université de Lausanne, Joëlle a profité d'une bourse de recherche du Fonds national suisse de la recherche scientifique pour faire un séjour de deux ans à l'Université de Californie à Irvine (Department of Criminology, Law and Society). Joëlle est maitre-assistante à l'Université de Neuchâtel et chargée de cours à la faculté de droit, dessciences criminelles et d'administration publique de l'Université de Lausanne. Nous la remercions vivement pour l'analyse qui suit.
Si vous aimez la langue anglaise, vous allez adorer « Mother tongue », un hymne à la subtilité, à la finesse, aux fantaisies et, disons-le aussi, au manque de logique de la langue de Shakespeare.
Après un premier chapitre dans lequel est résumé ce que l'on sait de l'apparition du langage dans l'histoire de l'humanité, des relations entre les différentes langues et de l'apprentissage du langage chez l'enfant (passionnant !), l'auteur nous fait pénétrer dans le vif du sujet en nous contant les diverses conquêtes, invasions et visites que les îles britanniques ont connues au fil des siècles et les héritages linguistiques que les envahisseurs ont laissé aux autochtones. Des fragments d'écriture les plus anciens retrouvés dans le Suffolk à l'apparition du Old English, le lecteur découvre une foule de personnages colorés, comme le premier poète « anglais », Caedmon, ou le premier historien, Bede. Avant d'en arriver finalement au Barde, dont on rappelle l'immense contribution à la langue qui porte aujourd'hui son nom, puisqu'il a été l'inventeur de plusieurs milliers de mots et d'expressions encore utilisées aujourd'hui, comme « one fell swoop », « to vanish into thin air », « to play fast and loose » ou encore « foul play ».
Après cette introduction qui ravira les férus d'histoire, le lecteur découvre les particularismes de la langue anglaise, en comparaison avec d'autres idiomes, qu'ils soient géographiquement proches ou éloignés. Il y apprendra notamment que la difficulté de la langue anglaise ne provient pas des genres ou des cas utilisés (une remarquable uniformité ayant été atteinte dans ce domaine), mais du nombre incroyable de synonymes et de polysémies qui existent pour chaque mot. Par exemples, les mots « fine », « round » et « set » remplissent des dizaines de pages de dictionnaires, avec des significations variées et des différences parfois subtiles, comme le sait quiconque a dû un jour réviser pour son « Proficiency » ou son « TOEFL ». Une autre difficulté réside dans le fait que certains mots signifient une chose et son exact contraire, [2] comme « sanction », qui peut signifier, à la fois, la permission de faire quelque chose et la mesure prise après la violation d'un interdit. La prononciation peut également représenter un défi pour l'anglophile débutant. Le fameux « th» donne du fil à retordre à de nombreux étudiants, mais ce n'est rien en comparaison au casse-tête que représentent certains groupes de lettres dont la prononciation change du tout au tout selon le contexte dans lequel ils apparaissent. Prenez « heard/beard », « road/broad », « five/give », « low/how », par exemple. La palme de l'incohérence revenant bien sûr au groupe de lettres « ough », qui peut se prononcer de huit manières distinctes : « through, though, thought, tough, plough, thorough, hiccough » et « lough » (un lac irlandais). [3]
Un chapitre est consacré à l'origine des mots. Alors que certaines constructions sont logiques en regard de l'évolution du langage, d'autres sont surprenantes, voire carrément insensées. Le Oxford English Dictionary contiendrait ainsi près de 350 mots dont l'apparition était initialement due à une erreur typographique. Alors que de nombreux mots ont été adoptés par l'anglais à partir d'autres langues (on pensera notamment à « shampoo » d'Inde, à « ketchup » de Chine, ou à « potato » de Haïti), d'autres sont apparus parce qu'on les a mal compris, comme « sweetheart », originellement « sweetard », ou « button hole », à la base « buttonhold ». Il est intéressant de noter que certains mots ont considérablement évolué au fil du temps, comme « nice », apparu pour la première fois par écrit en 1290. A cette époque, le mot signifiait « stupid, foolish » ; quelques décennies plus tard, Chaucer l'utilisait pour signifier « lascivious, wanton », avant que sa signification n'évolue vers « elegant » ou encore « modest ». En 1769, enfin, « nice » était devenu synonyme de « agreeable, pleasant ». Ces changements dans le sens donné aux mots provoquant parfois quelques ricanements de la part du lecteur moderne, comme lorsque Charles Dickens écrit que l'un de ses personnages « leans back in his chair, and breathlessly ejaculates (Good heaven !) » (émettant donc un cri et non un fluide corporel…). [4]
Le livre regorge de petites informations amusantes sur l'origine des mots. Saviez-vous, par exemple, que Tuesday, Wednesday, Thursday, et Friday tirent leur nom des dieux païens Tiw, Woden, Thor et Frig ? que l'expression « mayday » (signal de détresse) provient du français « (venez) m'aider » ? Ce livre répond d'une façon ludique à toutes ces questions curieuses que se pose parfois l'anglophile amateur, comme: pourquoi le pluriel de « child » est-il « children » et non « childs » ? pourquoi surnomme-t-on les femmes prénommées Ellen « Nel » et les Edward « Ned », alors qu'ils n'ont pas de lettre n dans leur composition ? pourquoi certains substantifs d'origine anglo-saxonne ont-ils des adjectifs d'origine latine, comme « finger/digital », « book/literary », « sun/solar » ? et pourquoi certains mots n'existent-ils pas, comme les formes positives de « backlog » (forelog ?), « disheveled » (sheveled ?), « ruthless » (ruthful ?) ou encore « inept » (ept ?).
L'auteur explore également le monde fascinant des prononciations (et de leur fréquente déformation), de l'alphabet (saviez-vous que nos lettres étaient à l'origine des pictogrammes ? C'est au Proche-Orient qu'est née l'idée d'attribuer des lettres à des sons plutôt qu'à des concepts), et enfin de la grammaire (d'où vient la règle selon laquelle on ne doit jamais terminer une phrase en anglais avec une préposition [5] ? pourquoi doit-on dire « each other » lorsque l'on parle de deux éléments mais « one another » lorsqu'il y en a plus de deux ? pourquoi « court martial » et « attorney general » reprennent-ils un ordre de mots typiquement français alors que l'anglais inverse en général l'adjectif et le substantif ?). L'ouvrage contient également un chapitre sur les dialectes, explorés d'un point de vue géographique mais également dans une perspective de classe, d'ethnie et de profession. S'ensuivent une histoire des premiers dictionnaires de la langue anglaise (le lecteur intéressé est invité à consulter une entrée antérieure de ce blog, consacrée à la naissance du Oxford English Dictionary), une réflexion sur les différences entre les langues anglaises et américaines, ainsi qu'un tour d'horizon de l'anglais comme idiome universel, parlé par toute la planète avec plus ou moins de talent et d'enthousiasme par les uns et les autres. (Les Français se faisant particulièrement remarquer dans ce domaine, eux qui se battent depuis des décennies contre les « jets », « chewing gums » et autres « sandwichs ».)
Trois chapitres très amusants sont consacrés aux noms de famille et noms de lieux (ainsi qu'aux noms des pubs, véritable institutions britanniques dont l'appellation laisse parfois le touriste penseur -- The Crab and Gumboil, pour n'en citer qu'un), aux insultes (et à l'histoire des insultes, fascinante !), et aux jeux de mots, calembours, anagrammes, mots croisés, cryptogrammes, rébus, etc. On y apprend par exemple que les Romains étaient déjà friands de palindromes (soit une phrase qui se lit de la même façon d'avant en arrière et d'arrière en avant, comme « Madam, I'm Adam » ou « Sex at noon taxes »). L'ouvrage se termine par une réflexion sur l'avenir de la langue anglaise, l'auteur concluant que l'évolution continue et que ce n'est pas la disparition de l'anglais qu'il faut craindre (au profit des langues parlées par les migrants s'installant dans les pays anglophones) mais plutôt son homogénéisation et la perte des particularismes locaux qui rendent cette langue si savoureuse.
En résumé, si vous cherchez une lecture amusante pour vous divertir durant vos vacances d'été, « Mother Tongue » est fait pour vous. Les anglophones de naissance verront leur attention attirée sur des subtilités de leur langue maternelle dont ils n'avaient même pas conscience, et les anglophiles par étude y trouveront les réponses à toutes ces questions qui les taraudent depuis qu'ils ont, pour la première fois, fièrement déclaré : « My tailor is rich !»
[1] Le titre de ce livre dans son edition américaine – « The Mother Tongue – English and How it Got That Way ».
[2] appelés auto-antonyms, autantonyms ou contronyms en anglais – voir :
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Ros Schwartz,
traductrice du mois de Septembre 2012