les mots qui font partie du débat politique dans la presse anglo-saxonne
L'article qui suit fut rédigé par Joëlle Vuille, Ph. D., notre collaboratrice dévouée et auteure de plusieurs traductions d'articles rédigés en anglais au fil des années. Joëlle est juriste et criminologue et habite en Suisse. Toutes les contributions de Prof. Vuille sur ce blogue se trouvent a https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/joelle-vuille/
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Cancel culture = culture de l'annulation, culture du bannissement. Parfois aussi appelée “call-out culture”, ou culture de la dénonciation.
Selon le dictionnaire Merriam-Webster, « to cancel someone » signifie « to stop giving support to a person » ; un synonyme est « to boycott » [1] . L'expression « Cancel culture » désigne un phénomène social dans lequel une masse d’individus appellent à isoler une personne de son cercle professionnel ou familial, ou plus largement de lui ôter l’opportunité de s’exprimer publiquement, lorsque le public (ou un certain public) pense que le discours ou le comportement de cette personne est choquant ou inapproprié ; ou le fait de censurer certains propos, d’effacer certains symboles, etc. La « cancel culture » touche souvent des personnages publics, mais peut également affecter une personne lambda filmée en train d’agir d’une façon choquante ; on pensera au grand nombre de femmes blanches américaines filmées ces dernières années en train de discriminer une personne afro-américaine vaquant à ses occupations [2]. (Ce type de femmes est communément appelée une « Karen », soit une femme blanche qui abuse de sa position privilégiée dans la société américaine pour obtenir la réalisation de ses moindres désirs).
Le fait d’identifier publiquement et d’isoler une personne qui a agi d’une façon qui déplaît au groupe social n’est pas un phénomène nouveau. Mais l’expression « cancel culture » est intimement liée aux réseaux sociaux [3] , et, d’après le dictionnaire Merriam-Webster, est apparue pour la première fois en 2017 [4]. L’un des premiers mouvements massifs de « cancelling » a été le mouvement #MeToo sur Twitter, lors duquel des milliers de femmes ont soudain identifié publiquement des hommes qui les avaient agressées sexuellement, entrainant l’ostracisation de ces derniers, surtout dans le cas de personnages publiques [5] .
Depuis lors, le terme est utilisé de façon beaucoup plus large. Relèvent de la « cancel culture », par exemple :
- Le fait de déboulonner la statue du marchand d’esclaves Edward Colston et de la jeter dans une rivière, comme cela s’est produit à Bristol (Royaume-Uni) il y a quelques mois [6] ;
- L’annulation d’une conférence que devait donner la commentatrice politique ultra-conservatrice Ann Coulter à l’Université de Californie à Berkeley en 2017;
- L’annulation de la série « Roseanne » après que l’actrice principale Roseanne Barr a twitté au sujet de Valerie Jarrett, conseillère du président Barack Obama, afro-américaine et née en Iran, « muslim brotherhood & planet of the apes had a baby=vj » (traduction libre : les frères musulmans et la planète des singes ont eu un bébé = vj ») [7] ;
- Le fait, pour certaines radios et télévisions, en France et ailleurs, de ne plus diffuser la musique de Noir Désir après que son chanteur Bertrand Cantat a été condamné pour le meurtre de sa compagne Marie Trintignan en 2003 [8];
- Le fait de changer le titre du célèbre roman de Agatha Christie « Ten little niggers» (publié en 1949) en « And then there were none ».
Ce sont en général les conservateurs qui accusent les progressistes d’annuler les discours qui ne leur plaisent pas et les personnes considérées comme non politiquement correctes. Les progressistes ne sont toutefois pas à l’abri de l’ire de leur propre camp, comme lorsque le sénateur américain Al Franken a été forcé à la démission par le chef de file du parti démocrate au Sénat, Chuck Schumer, après qu’une photo de lui semblant caresser la poitrine d’une femme endormie a fait surface dans les médias [9].
Pour bon nombre de conservateurs, la culture de l’annulation est contraire à la liberté d’expression ; ils se moquent des progressistes qui ne sont pas capables de supporter des propos qui les heurtent en les traitant de « snowflakes » (flocon de neige, symbole de la fragilité extrême puisqu’il fond dès qu’on le touche).
Savoir si la « cancel culture » est une bonne chose ou non est controversé. Il est vrai que la « cancel culture » donne un pouvoir immense à des individus qui n’en ont pas, c’est-à-dire nous tous, qui par le biais des réseaux sociaux pouvons exprimer notre approbation ou notre réprobation en temps réel et par millions. Par exemple, lorsque J.K. Rowling prend soi-disant la défense des femmes « biologiques » contre les femmes trans [10], il est à mon sens utile et constructif que la twittosphère lui rappelle que la libération des unes ne doit pas se faire en écrasant les autres, et qu’on peut se battre pour l’égalité des genres sans tout ramener à une question de chromosomes XX ou XY. En ce sens, la « cancel culture » concrétiserait une forme de justice populaire qui permet de tenir responsables les personnes puissantes qui discriminent, harcèlent, et insultent leur prochain.
D’autres considèrent, à l’inverse, que la cancel culture est une forme de censure. Pour eux, par exemple, le fait que Twitter suspende indéfiniment le compte de Donald Trump serait une entrave inadmissible à la liberté d’expression d’un personnage public qui devrait pourvoir communiquer avec son électorat [11] . Cela serait d’autant plus problématique que Twitter est une entreprise privée, qui occupe une position de quasi-monopole sur ce marché, et qui de facto peut donc museler un autre individu privé, sans être limitée par les libertés fondamentales garanties par la Constitution.
Certains commentateurs voient même dans la « cancel culture » la forme moderne du lynchage, pour trois raisons [12] :
- Une personne peut, du jour au lendemain, être totalement ostracisée à cause d’une seule parole ou d’un seul geste de travers [13] ;
- La foule se déchaîne immédiatement sans aucune forme de procès, et sans respect de la présomption d’innocence ;
- Le but n’est pas de rendre justice mais de terroriser les cibles afin qu’elles n’osent plus jamais s’exprimer.
On peut également se demander si la « cancel culture » ne serait pas parfois (voire souvent ?) provoquée par des considérations économiques plutôt que par une saine indignation morale. Par exemple, lorsque le parlementaire pro-Trump Josh Hawley, qui avait prévu de publier un livre exposant sa vision politique, a vu son contrat annulé par la maison d’édition Simon & Schuster à la suite des émeutes au Capitol en janvier 2021 (dont Hawley est considéré comme partiellement responsable par l’opinion publique), on peut imaginer qu’une part au moins des préoccupations de la maison d’édition était d’éviter le dommage économique découlant d’une association avec un homme politique désormais très controversé [14].
Certains épisodes récents montrent que la cancel culture peut être poussée à des extrémités absurdes. Par exemple, un professeur de la University of Southern California (USC), à Los Angeles, a récemment été suspendu après un cours en management de la communication. Le sujet du jour était les « filler words », comme « err », « hum », « like » (en anglais). Ayant travaillé en Chine, il a illustré son propos en expliquant que, en chinois, un « filler word » commun est « ne ga », qui sonne, en anglais, comme le mot « nigger », un tabou absolu dans la société américaine (où il n’est jamais dit, et encore moins écrit ; si cette contribution était destinée à un public américain, je l’aurais d’ailleurs écrit « n*** » ou utilisé la péri-phrase « the N word »). Des étudiants se sont plaints au doyen de l’usage de ce mot, et le professeur a été remplacé par un collègue pour donner son cours [15].
La « cancel culture » ne connaît pas tellement de nuances. Ainsi, le chef de la communication de Boeing a récemment dû démissionner lorsqu’il est apparu qu’il avait soutenu en 1987 que les femmes n’avaient pas leur place dans l’armée [16]. Veut-on vraiment punir les gens pour des opinions exprimées il y a 33 ans, s’ils n’ont plus rien dit de tel depuis lors ?
De surcroît, la « cancel culture » semble définitive : une fois ostracisé, il n’est pas possible de s’excuser, de faire amende honorable et de reprendre sa place dans le groupe social. Le paria garde son statut sur le long terme. La comédienne Kathy Griffin, par exemple, avait fait une plaisanterie de très mauvais goût en 2017, lorsqu’elle avait été prise en photo avec une fausse tête de Donald Trump ensanglantée, comme s’il avait été décapité [17]. Depuis lors, une enquête des services secrets a établi qu’il ne s’agissait pas d’une menace réelle, qu’elle n’avait aucune intention de l’attaquer physiquement [18], et elle s’est excusée publiquement à de nombreuses reprises ; pourtant, en 2021, sa carrière est toujours à l’arrêt.
En ce qui concerne les évènements historiques, la « cancel culture » a été accusée de récrire le passé. Ainsi, par exemple, ses opposants estiment que les statues de généraux américains confédérés devraient être préservées au nom de l’héritage qu’elles représentent. Elles symboliseraient non pas la coupable sédition d’un groupe d’états désireux de protéger leur système esclavagiste, mais le noble combat d’honnêtes planteurs de coton se battant pour la préservation de leurs droits face à un gouvernement fédéral abusif. Nous sommes toutefois de l’avis que cette position occulte elle aussi une part du passé. En effet, les statues des généraux américains confédérés n’ont pas été érigées juste après la guerre de Sécession dans le but d’honorer la mémoire de concitoyens et de proches tombés au combat. Elles ont été réalisées à la fin du XIXème siècle, soit des décennies plus tard, dans le but d’intimider les personnes noires vivant dans ces Etats au moment où celles-ci commençaient à revendiquer des droits civiques égaux à leurs concitoyens blancs [19]. Ces statues ne symbolisent donc pas le combat pour la liberté, mais bien le combat pour l’oppression, et en tant que telles, il est légitime de se demander si elles doivent vraiment être préservées.
Le problème que nous voyons dans la « cancel culture » est qu’elle limite le type de discours acceptable dans la société, ce qui met directement en péril la démocratie. En droit constitutionnel [20], il est en effet largement admis que la liberté d’expression doit être totale [21] dans une démocratie, non seulement parce qu’une seule restriction (légitime) à ce droit fait naître le risque d’en entraîner d’autres (non légitimes), mais également parce que, sur le « marché libre des idées » (marketplace of ideas), les mauvaises idées seront naturellement éliminées, et les bonnes idées seront promues et partagées toujours plus largement [22]. Pour trouver un consensus social qui nous permette de vivre ensemble, il est donc nécessaire que nous participions tous à ce marché des idées et que nous soyons libres d’y exprimer nos souhaits, nos craintes et nos aspirations, quels qu’ils soient.
Ce concept de marché libre des idées a été concrétisé récemment dans certaines solutions alternatives à la « cancel culture ». Par exemple, à Lausanne (Suisse), il y a une rue Agassiz. Louis Agassiz était un biologiste et géologue suisse très connu et respecté à son époque, qui fut nommé professeur à Harvard en 1847. Agassiz était opposé à l’esclavage, mais il était raciste, et ses travaux ont été utilisés pour justifier l’esclavagisme aux Etats-Unis. Lorsque des voix se sont élevées pour réclamer que la rue soit renommée, la municipalité a décidé de garder le nom de la rue et de placer sous les plaques qui indiquent le nom de la rue des panneaux d’information sur les travaux et la pensée de Agassiz, expliquant pourquoi sa vision des « races » est problématique et pose un danger réel encore aujourd’hui [23]. La solution nous semble intéressante, même si elle n’est pas praticable dans toutes les situations. Le pic Agassiz (un sommet dans les alpes bernoises), par exemple, n’a pas (encore) été renommé et on ne sait pas trop où il faudrait placer une éventuelle plaque d’information si on souhaitait le faire. Dans le même débat, la ville de Neuchâtel a pris l’option inverse, et a simplement renommé la place Louis Agassiz en place Tilo Frey (du nom d’une femme politique suisse de mère camerounaise) [24].
En conclusion, la « cancel culture » est un concept protéiforme. Si elle engendre parfois des débats de société importants et intéressants, il nous semble qu’elle présente également le risque de limiter les discours exprimés dans l’espace public, par peur des représailles. Or, dans des sociétés toujours plus diverses, la communication entre groupes et entre individus est essentielle pour faire avancer notre projet social commun. Toutefois, il n’y a pas de communication possible si chaque mot de travers peut valoir à celle qui le prononce une lettre écarlate.
1. https://www.merriam-webster.com/words-at-play/cancel-culture-words-were-watching
2. On pensera à Amy Cooper, filmée en mai 2020 alors qu’elle dénonçait calomnieusement à la police un ornithophile afro-américain se promenant dans Central Park ; à Alison Ettel qui, en juin 2018, a appelé la police pour dénoncer une fillette noire de 8 ans qui vendait des bouteilles d’eau devant sa maison pour financer une visite à Disneyworld ; ou encore à Jennifer Schulte qui, en mai 2018, a téléphoné à la police pour dénoncer un groupe de jeunes afro-américains en train de faire un barbecue dans un parc à Oakland (Californie).
3. https://statenews.com/article/2020/09/a-look-into-cancel-culture?ct=content_open&cv=cbox_latest
4. https://www.merriam-webster.com/dictionary/cancel%20culture
5. Pour certains, comme Harvey Weinstein, cela a mené à de multiples condamnations pénales ; pour d’autres, comme Louis CK, la mise à l’index a été temporaire et leur carrière a repris quelques années plus tard.
6. https://www.forbes.com/sites/lisettevoytko/2020/06/07/british-protesters-throw-slave-trader-statue-into-river-and--other-stunning-global-protest-moments/
7. https://www.nytimes.com/2018/05/29/business/media/roseanne-barr-offensive-tweets.html
8. https://www.lepoint.fr/medias/nagui-je-ne-passerai-pas-les-chansons-de-bertrand-cantat-02-12-2017-2176832_260.php
9. La photo est reproduite ici : https://www.theatlantic.com/entertainment/archive/2017/11/al-franken-that-photo-and-trusting-the-women/545954/
10. https://www.scotsman.com/arts-and-culture/books/jk-rowling-twitter-why-harry-potter-author-has-been-accused-transphobia-social-media-platforms-2877977
11. Il échappe apparemment à ces personnes que Donald Trump peut à tout moment convier n’importe quelle agence de presse ou télévision nationale ou locale, et faire une déclaration qui sera immédiatement transmise à la planète entière. La censure est donc toute relative…
12. Une position apparemment partagée par des individus aussi divers que l’activiste canadienne d’extrême droite Lauren Southern (https://www.skynews.com.au/details/_6175184070001) et le comédien britannique Rowan Atkinson (https://www.express.co.uk/comment/expresscomment/1380339/freedom-of-speech-britain-culture-offence-woke). On peut quand même douter du fait que se faire lyncher soit équivalent au fait de voir son compte Twitter suspendu…
13. Tout comme un homme afro-américain pouvait jadis être lynché pour un acte anodin. Même si les faits sont encore peu clairs aujourd’hui, il semblerait ainsi que le tristement célèbre Emmett Till ait été lynché pour avoir sifflé une femme blanche ; il avait alors 14 ans.
14. Hawley a rapidement trouvé une nouvelle maison d’édition. Pour d’autres exemples de sorties de livres annulées (dont celle de l’autobiographie de Woody Allen), voir https://time.com/5798335/woody-allen-memoir-canceled/
15. https://www.insidehighered.com/news/2020/09/08/professor-suspended-saying-chinese-word-sounds-english-slur
16. https://www.theatlantic.com/international/archive/2020/07/cancel-culture-and-problem-woke-capitalism/614086/
17. https://www.hollywoodreporter.com/news/more-kathy-griffin-shows-canceled-as-backlash-trump-stunt-grows-1009749
18. https://abcnews.go.com/Entertainment/kathy-griffin-president-trump-ordered-secret-service-investigation/story?id=54757722
19. John J. Winberry (2015). "'Lest We Forget': The Confederate Monument and the Southern Townscape". Southeastern Geographer. 55(1): 19–31.
20. La liberté d’expression est notamment garantie par l’article 19 de la Déclaration universelle des droits de l’homme, le 1er Amendement à la Constitution américaine, et l’article 16 de la Constitution suisse.
21. Une exception communément admise étant la criminalisation de la diffamation et de la menace, car cela met directement en péril les droits d’une personne déterminée (la victime). Ma liberté d'expression s’arrête lorsque je porte atteinte à la réputation d’autrui, et lorsque je l’effraie. Chaque ordre juridique a ses propres règles en la matière.
22. https://www.mtsu.edu/first-amendment/article/999/marketplace-of-ideas
23. L’affaire Agassiz a également un pendant américain, puisque la descendante d’esclaves photographiés par Agassiz a récemment attaqué l’Université Harvard en justice, exigeant le versement d’une compensation financière (puisque Harvard commercialise encore les photos de ses ancêtres en faisant un profit). Voir https://www.lematin.ch/story/le-racisme-du-suisse-louis-agassiz-devant-la-justice-americaine-122740635409
24. https://www.letemps.ch/suisse/part-dombre-louis-agassiz
Lecture supplémentaire :
Pour une vision très tranchée (et quelque peu polémique) sur la question, voir :
https://www.revuedesdeuxmondes.fr/nouveau-numero-cancel-culture-tyrannie-des-minorites-le-nouvel-ordre-mediatique/
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