Cette phrase que Voltaire n’a jamais dite...
À l'occasion de l'anniversaire de la mort de Voltaire, le 30 mai 1778, nous revenons sur une citation apocryphe [1] qui a la vie dure !
The Friends of Voltaire, d’Evelyn Beatrice Hall, [2] a été publié en Grande-Bretagne, en 1906, sous le pseudonyme de S. G. Tallentyre. En 1907, le livre a paru sous le nom de l’auteure, chez G. P. Putnam's Sons. Ce classique sur Voltaire était toujours réimprimé près de cent ans plus tard, en 2003.
Se présentant sous la forme d’une biographie anecdotique, le livre raconte les vies de dix personnages sensiblement de la même génération qui, outre leurs liens d’amitié avec Voltaire, étaient plus ou moins liés les uns aux autres. Chacun d’entre eux se distinguait par l’attribution d’une étiquette : d’Alembert, le Penseur, Diderot, le Causeur, Gallant, l’Esprit, Vauvenargues, l’Aphoriste, d’Holbach, l’Hôte, Grimm, le Journaliste, Helvétius, la Contradiction, Turgot, l’Homme d’État, Beaumarchais, l’Auteur dramatique, et Condorcet, l’Aristocrate.
Voltaire (1773) portrait de |
Le chapitre consacré à Helvétius [3] contient une célèbre phrase qui fut par la suite attribuée à tort à Voltaire. Dans ce qu’elle dit de la persécution dont Helvétius eut à pâtir pour son livre De l’esprit (qui fut brûlé publiquement), Mme Hall écrit ceci :
« Ce que le livre n’aurait jamais pu faire pour lui-même ou pour son auteur, la persécution le fit pour eux deux. De l’esprit est devenu, non pas le succès d’une saison, mais l’un des livres les plus célèbres du siècle. Les gens qui l’avaient détesté et n’avaient jamais particulièrement aimé Helvétius, s’attroupaient maintenant autour de lui. Voltaire lui pardonna toutes les divergences de vues. ‘Quel chichi pour une omelette’, s’était-il exclamé quand il apprit qu’on avait brûlé le livre. ‘Qu’il est abominablement injuste de persécuter un homme pour une telle bagatelle ! Je désapprouve ce que vous dites, mais je me battrai jusqu’à la mort pour que vous ayez le droit de le dire’, telle était désormais l’attitude de Voltaire. [4]
L’aphorisme « Je désapprouve ce que vous dites, etc. », initialement censé (selon Hall) résumer l’attitude de Voltaire, a été largement pris à tort pour une citation littérale de l’auteur. Certes, elle résume parfaitement la pensée de Voltaire en ce qui concerne la liberté d’expression, mais le dépouillement des œuvres de cet auteur n’a jamais permis de trouver trace d’une telle formule. Dans un article sur ce sujet [5], Mme Sandrine Campese cite un autre exemple de phrase apocryphe, sur le même thème. Dans une lettre à l’abbé Leriche, en date du 6 février 1770, certains ont voulu lire : « Je déteste ce que vous écrivez, mais je donnerai ma vie pour que vous puissiez continuer à écrire. » Or, s’il existe une telle lettre, on n’y retrouve ni la phrase en question, ni l’idée de celle-ci.
Tous les philosophes des Lumières, tous les amis de Voltaire, ont eu maille à partir avec la Librairie royale (euphémisme pour la censure). Diderot fut même emprisonné à Vincennes, et l’on comprend que tous aient accordé une importance primordiale à la liberté d’expression. Voltaire, ennemi juré de l’absolutisme et de l’intolérance, chérissait tout particulièrement la libre parole. Après lui, Caron de Beaumarchais (autre de ses amis) fit dire à Figaro que « Sans la liberté de blâmer, il n’est point d’éloges flatteurs, et qu’il n’y a que les petits hommes qui redoutent les petits écrits ». La liberté d’expression a imprégné les constituants américains et a fait
l’objet du 1er amendement à la Constitution des États-Unis. La déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 atteste également : « La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi. » (Article 11),
Mais alors, comment expliquer qu’on ait prêté à Voltaire de tels propos ? Une lecture attentive de l’ouvrage de Mme Hall permet d’en situer l’origine à la page 199, dans le chapitre consacré à Claude-Adrien Helvétius. La fameuse phrase :
I disapprove of what you say but I will defend to the death your right to say it, y figure entre des demi-guillemets, ce qui, normalement, désigne une citation. Ces demi-guillemets sont-ils de l’auteure ou ont-ils été ajoutés par un préparateur de copie un peu trop zélé ? On ne le saura sans doute jamais. En revanche, ce qu’on sait, c’est que la formule, traduite très fidèlement en français, a ensuite fait florès. Il faut dire que si elle n’a jamais été prononcée par Voltaire, elle exprime tout-à-fait son attitude face à la liberté d’expression. Comme on dit en italien : Se non é vero, é bene trovato !
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[1] Ecrits apocryphes (du grec apo, hors, et kruptô, je cache) signifiait, chez les Anciens, tout écrit gardé secrètement et dérobé à la connaissance du public. Dans le sens moderne, apocryphe se dit d'une histoire, d'une nouvelle, d'un fait dont la vérité est douteuse, d'un livre dont l'auteur est inconnu ou supposé, et dont l'autorité est suspecte. Dans la Bible, les livres apocryphes sont ceux auxquels on n'attribue pas une origine divine ou révélée, et qui, sans être entièrement faux, ne peuvent être invoqués comme règle en matière de religion et de morale. Source : Imago Mundi
[3] Claude-Adrien Helvétius (1715-1771), écrivain et philosophe français du Siècle des Lumières. Issu d’une famille de médecins, il commence par occuper des fonctions de fermier général et s’enrichit considérablement. Cette aisance lui permit ensuite de philosopher et de taquiner la Muse tout à loisir. Très influencé par Locke, il se lie d’amitié avec Voltaire qui, impressionné par le jeune homme, correspond avec lui de 1738 à 1740. Il lui dédie même quelques écrits. Mais, Helvétius se rapproche du baron d’Holbach et rejoint la mouvance matérialiste. Lors de la publication de son essai De l’esprit, en 1758, Voltaire s’indigne qu’Helvétius n’ait jamais discuté avec lui de son projet i. Il n’en appuie pas moins la candidature d’Helvétius à l’Académie. Si les deux hommes s’éloignent sur le plan des idées, leur amitié demeure. Voltaire dira : « Je n’aimais point du tout son livre, mais j’aimais sa personne ».
[4] traduction litterale.
[5] https://bit.ly/2X1V1nk
Sources :
Wikipedia;
A very short introduction to Voltaire, Nicholas Cronk,
Oxford University Press, 2017
Friends of Voltaire, S. G. Tallentyre (Evelyn Beatrice Hall),
G. P. Putnam's Sons, 1906
Jean Leclercq & Jonathan Goldberg
POST SCRIPTUM :
D’aucuns ont comparé les Lettres philosophiques (aussi appelées Lettres anglaises) de Voltaire à La Démocratie en Amérique d’Alexis de Tocqueville. À cent ans d’intervalle, les deux penseurs effectuent la même démarche. Voltaire entend observer le régime politique le plus satisfaisant qui soit en Europe. Son choix se porte sur l’Angleterre qui, depuis la Glorieuse Révolution de 1688, évolue progressivement vers une monarchie parlementaire, c’est-à-dire une « monarchie tempérée par les lois », selon la définition de Montesquieu.
Cent ans plus tard, en 1831, de Tocqueville se rend aux États-Unis où, sous prétexte d’en étudier le nouveau système pénitentiaire, il veut observer le fonctionnement du régime qui lui semble être le plus démocratique qui soit. Mais, entre les deux démarches, il y a eu la Révolution française, l’Empire et la Restauration. Les choses ne sont plus du tout les mêmes. Si Voltaire rêve de liberté, Tocqueville possède cette liberté et, ce qui l’inquiète, c’est l’irrésistible évolution vers l’égalité. Aristocrate libéral, Tocqueville se demande comment faire pour préserver la liberté dans des régimes qui seront de plus en plus égalitaires. Voltaire est un moraliste, Tocqueville est un politologue avant la lettre. Si leur démarches exploratoires s’apparentent, elles n’en diffèrent pas moins dans leurs finalités.
Jean L.
Lecture supplémentaire :
Des lettres de Voltaire découvertes aux États-Unis
paru sur ce blog le 11/01/2013
Jean Le Rond d’Alembert | Denis Diderot |
Luc de Clapiers, marquis de Vauvenargues | Paul Thiry, baron d’Holbach |
Pierre-Augustin Caron de Beaumarchais | Nicolas de Condorcet |
Petit lexique :
francais | English |
aphorisme | aphorism |
axiome | axiom |
devise | motto |
dicton | dictum, saying |
discours | speech |
épigramme | epigram |
épithète | epithet |
locution | phrase, expression |
maxime | maxim |
précepte | precept |
proverbe | proverb |
Lecture supplémentaire :
Ils ne l’ont pas dit
le 13 mai 2016, FRANCE-AMÉRIQUE, Dominique Mataillet
Rousseau et Voltaire - une comparaison
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