L’évolution de la femme fatale biblique
L’article qui suit, qui traite de deux hommes de lettres irlandais, Oscar Wilde et George Bernard Shaw, a été rédigé pour le blog par Colman O’Criodain et traduit par son épouse, Magdalena Chrusciel. Colman, natif de l’Irlande, comme ces deux auteurs, travaille aux Fonds mondial pour la nature (WWF), depuis Nairobi, en tant que manager de la politique globale des espèces sauvages. Colman a vécu en Belgique, Suisse et France. Grand fan de Wilde aussi bien que de Shaw (et de ce dernier en particulier), il consacre son temps libre à la lecture. Passionné de théâtre en général, de cinéma, de musique classique, d’histoire et de la bonne cuisine, il a écrit et publié un livre pour jeune public, The Master’s Book, sous le nom de plume Philip Coleman.
Magdalena, notre contributrice fidèle, a été notre « traductrice du mois » de mars 2013. Elle a grandi à Genève et y a fait des études qu'elle a ensuite poursuivies à l'Université de Varsovie. Revenue en Suisse et diplômée de l'E.T.I. de Genève, elle possède une palette linguistique aussi large qu'originale avec la maîtrise de quatre langues : polonais, russe, français et anglais. Elle est traductrice-jurée et mène également des activités d'enseignement et de formation professionnelle. Des contributions précedentes de Magdalena figure à https://www.le-mot-juste-en-anglais.com/magdalena-chruschiel/ et a https://www.clio-histoire.com/magdalena-chruschiel/.
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De nos jours, si vous demandiez à quelqu’un ayant des connaissances même superficielles du Nouveau Testament comment s’appelait la fille d’Hérodias et belle-fille du roi juif Hérode Antipas, dont la danse a entraîné la mort de Jean-Baptiste, on vous dira le nom de Salomé. Cependant, cela n’a pas toujours été ainsi.
L’histoire de la mort de Jean-Baptiste est relatée dans deux des quatre évangiles, celles de Matthieu et Marc. Le récit de Marc est légèrement plus long, et tous les deux récits ne sont que de courts épisodes dans des chapitres plus longs. Dans les deux cas, Hérode, ayant été captivé par la danse de sa belle-fille, jure de lui accorder tout ce qu’elle demandera. Sur quoi, après avoir consulté sa mère, la jeune fille demande la tête de Jean sur un plateau d’argent, plateau qu’elle apportera par la suite à sa mère. Toutefois, la jeune fille n’est nommée dans aucun des récits.
Salomé avec la tête de Jean-Baptiste Jacob Cornelisz van Oostsanen 1524 |
Son nom n’est cité que dans une source quasiment d’époque, les Antiquités judaïques de Flavius Josèphe, écrit quelque soixante-dix ans après les faits décrits par les deux évangélistes. Sans mentionner l’épisode de la mort de Jean-Baptiste, Josèphe évoque clairement qu’Hérodias, au moment de son mariage avec Hérode II, avait déjà une fille nommée Salomé.
Salomé Hans Hassenteufel 1927 |
Hérodias |
Par la suite, le nom de Salomé sera associé, dans l’art européen, à la mort du prophète, notamment dans un tableau de Titien. Toutefois, c’est dès le XIXe siècle que le nom s’associera dans la culture populaire au personnage du Nouveau Testament, tout d’abord avec le poème Hérodiade de Prosper Mallarmé (1864), puis l’histoire éponyme de Gustave Flaubert (1877). Dans les deux cas, à l’instar du Nouveau Testament, Salomé n’est que le jouet de sa mère ; Flaubert la dépeint comme une fille plutôt stupide qui ne se souvient même pas du nom du prophète au moment où elle réclame sa tête. Le récit de Flaubert sera par la suite adapté en opéra par Massenet, avec l’aide du librettiste Paul Milliet. L’opéra prendra toutefois des libertés avec le texte de Flaubert, notamment en étant la première version de l’histoire qui se termine par la mort de Salomé.
Cette histoire a obsédé Oscar Wilde depuis ses années d’étudiant à Oxford. Lors de sa lune de miel, en 1884, il fut frappé par la description de Salomé dans deux tableaux de Moreau dans le roman de Huysmans, A rebours. Plus tard, en 1889, il sera invité à rédiger l’introduction à la traduction anglaise de la première pièce de Maurice Maeterlinck, La Princesse Maleine, qu’il tenait en grande estime. C’est sans doute pour ces deux raisons qu’il fut amené à écrire la pièce en français plutôt qu’en anglais, alors que, tout comme Maeterlinck (qui était flamand), le français n’était pas sa langue maternelle. Malheureusement, bien que très admiré, le style de Maeterlinck, se prêtait à la parodie, de sorte que lorsque Wilde fit lecture des premières ébauches de la pièce à des amis, certains ont cru à un pastiche délibéré (ce qui n’amusa pas Wilde). Pour moi, l’influence de Maeterlinck va plus loin. C’est peut-être la seule œuvre de Wilde où l’humour et une leçon de morale sont absents, qui est intensément atmosphérique, avec d’emblée un sentiment omniprésent de catastrophe imminente. A ces égards aussi, l’œuvre doit beaucoup à la vision romantique tardive de Maeterlinck.
Wilde a écrit une grande partie de la pièce à Paris en 1891, la complétant à Torquay. A Paris, il se fit conseiller sur son français par trois amis : Stuart Merrill, Adolph Retté et Pierre Louÿs. Sa version compte comme la reprise la plus audacieuse de l’histoire à l’époque, mais de nos jours, elle est probablement plus répandue que toute version antérieure, y compris celles du Nouveau Testament.
Plutôt que d’être le jouet de sa mère, Salomé est le moteur du complot – même si le résultat est conforme aux souhaits de sa mère. Obsédée érotiquement par Jokanaan (comme Wilde nomme Jean le Baptiste), lorsque ce dernier rejette catégoriquement ses avances, lui ordonnant de ne pas profaner le temple du Seigneur, elle conçoit un moyen de tromper son beau-père, qui est obsédé par elle et la supplie de danser pour lui, tout en nourrissant une peur superstitieuse de tuer le prophète. Elle accepte de le faire s’il répond à son désir, ce qu’il a l’imprudence d’accepter. Ayant exécuté la célèbre danse des sept voiles, elle réclamera la tête de Jokanaan, pour le plus grand plaisir d’Hérodias et horrifiant Hérode. Pourtant, ayant prêté serment, il n’a finalement d’autre choix que d’honorer sa promesse. Alors qu’on lui apporte la tête, Salomé se lance dans un monologue triomphant, déclarant son amour pour Jokanaan, et finit par lui baiser la bouche. La pièce se termine avec Hérode ordonnant à ses soldats de la tuer, ce qu'ils font en la massacrant sous leurs boucliers.
En 1892, Wilde assiste à une fête organisée par le grand acteur britannique Henry Irving, en l'honneur de Sarah Bernhardt, alors en tournée à Londres.
Née en 1844 à Paris d'une courtisane hollandaise, Sarah s'appelait Henriette-Rosine Bernard. Sa mère étant souvent absente, elle passa ses premières années dans divers foyers à travers la France. Lorsqu’elle eut sept ans, sa mère l'inscrivit dans un internat pour jeunes filles à Auteuil, près de Paris. À 10 ans, l'un des clients de sa mère, du nom de Charles de Morny, duc de Morny (probablement son père biologique) paiera pour ses études à Grandchamp, une école conventuelle exclusive près de Versailles, où elle découvre le théâtre en jouant dans des pièces d’école.
En 1859, elle assiste à sa première représentation théâtrale à la Comédie Française avec Morny et sa mère. Sarah en fut tellement fascinée que Morny utilisa son argent et son influence pour l'inscrire au Conservatoire d'art dramatique de Paris, où elle étudiera le théâtre de 1860 à 1862. Ses engagements ultérieurs à la Comédie Française et au Théâtre du Gymnase dramatique prirent fin brusquement – par la suite aussi son tempérament explosif ne restera pas sans conséquences. En 1864, elle changea de nom pour devenir Sarah Bernhardt. La même année, alors qu'elle n'avait que vingt ans, elle donna naissance à son fils, Maurice. Elle n'en informera jamais le père véritable - le prince Henri de Ligne, qu'elle avait rencontré en Belgique - prétendant à la place que le père était soit Léon Gambetta (homme politique français), Georges Boulanger (général et homme d'État) voire Victor Hugo.
Vingt-huit ans plus tard, au moment où elle assistait à la fête donnée par Irving, elle était devenue célèbre dans le monde entier. À ce moment-là, elle aussi bien que Wilde étaient célèbres indépendamment de leurs talents artistiques, simplement par la couverture médiatique. Tous deux avaient fait une tournée aux États-Unis, tous deux créaient leurs propres vêtements, tous deux faisaient souvent objet de caricatures. Bernhardt était fière de sa réputation quelque peu scandaleuse, ayant joué à la fois des rôles masculins et féminins - beaucoup de ces derniers étant des rôles lascifs que les Parisiens respectables estimaient «ne pas pouvoir montrer à leurs filles ». Lorsqu'elle venait à des événements mondains accompagnée de son fils, elle n’hésitait pas à présenter le couple comme « Mademoiselle Sarah Bernhardt et son fils ». Avec cette réputation, il n'est pas surprenant que, lorsqu'elle demanda à Wilde d’écrire une pièce pour elle, il lui répondit que c’était chose faite, lui montrant par la suite le manuscrit de Salomé. Son âge n'était pas considéré comme un obstacle ; à peine deux ans plus tôt, elle avait épaté le public avec son portrait d’une Jeanne d'Arc âgée de dix-neuf ans.
Malheureusement, alors que les répétitions, les décors et les costumes étaient bien avancés, la production fut arrêtée par les fonctionnaires du Lord Chamberlain, sous prétexte d’une ancienne loi qui interdisait la représentation sur scène de personnages bibliques. Ce qui rendit furieuse Bernhardt, qui trouvait que Wilde aurait dû le prévoir. Il plaida (un peu maladroitement) qu'il ne s'était pas attendu à un problème comme la pièce était écrite en français. Mais, furieux lui-même, il menaça, en représailles, de renoncer à sa naturalisation française.
En quelques années, bien des choses changèrent. L’homosexualité de Wilde a entraîné sa chute. Pour avoir été qualifié de «se montrant sodomite », il entama un procès en diffamation au marquis de Queensberry, procès perdu qui donna lieu à deux autres procès pour « grossière indécence ». Dans le premier cas, le jury n'aboutit pas à un verdict, mais dans le second, Wilde sera condamné, et deux ans de prison s’ensuivirent. En 1900, alors âgé de trente-six ans, il mourut dans le grand dénuement à Paris.
Cependant, malgré des controverses occasionnelles, Salomé s’est durablement établie dans le canon théâtral, tandis que l’opéra basé sur la pièce de Richard Strauss reste extrêmement populaire (quant à l’opéra de Massenet, il est largement oublié). Il vaut peut-être la peine de mentionner que deux adaptations lyriques de l’œuvre de Maeterlinck - Pelléas et Mélisande de Debussy, et Château de Barbe Bleue de Bartok, sont également des œuvres établies dans le répertoire.
Et qu'en fut-il de Sarah Bernhardt ? Sa carrière continua grandissant et occupant la une des journaux. Malgré une amputation de jambe en 1915 et une santé déclinante en raison d'urémie, elle resta active jusqu'à soixante-dix ans. Elle joua même dans un certain nombre de films muets, dont trois sont disponibles sur DVD. Il faut tout de même convenir que, pour le public moderne, son style est extrêmement exagéré et (tout comme l’écriture de Maeterlinck), proche de la parodie.
Son public n’aurait en grande partie pas été au courant des développement qui finiraient par changer à jamais l’approche du jeu d’acteur. Certains d’entre eux auraient peut-être eu connaissance des écrits de Freud, qui sous-tendent largement la théorie derrière cette approche. Cependant, même avant sa première publication, et plus d’une décennie avant le premier film de Bernhardt, Konstantin Stanislawski avait ouvert son Théâtre d’art de Moscou, reconnaissant que le théâtre innovant de Tchekhov exigeait un nouveau style d’acteur naturaliste (une des pièces de Maeterlinck, l’Oiseau bleu, y fut également représentée). Mais ce ne sera que dans les années 1930
que sa méthode commencera à faire des disciples aux États-Unis, dont la brillante Stella Adler. C’est en 1944, lorsqu’un de ses élèves, un certain Marlon Brando, fit ses débuts à Broadway, qu’elle devint connue du grand public. De nos jours, le jeu classique et le jeu de méthode coexistent, et de nombreux acteurs recourent à tous les deux styles en fonction des besoins de la pièce. La forte emphase de la gesticulation pratiquée par Bernhardt appartient désormais essentiellement au passé.
Sarah Bernhardt tout comme Oscar Wilde sont enterrés au cimetière du Père Lachaise à Paris.
« La memoire d'Oscar Wilde est a respecter. Veuillez ne pas défigurer ce tombeau. Il est protégé au titre des monuments historiques et fut restauré en 1992.»
L'auteur tient à remercier Jonathan Goldberg et Helen Leneman pour leur aide dans la rédaction de ce bref compte-rendu.
Lecture supplémentaire :
Sarah Bernhardt - la première superstar internationale - 22/6/2020
ANNONCE À LA SUITE DE LA PARUTION DE L'ARTICLE CI-DESSUS :
i have the manuscript of a play written in French by Sarah Bernhardt, entrusted to me by a prominent New York producer / director who believes the play has merit and would like to produce it in English. Such a translation would require several months of research and writing, so the contractual arrangements would need to be agreed beforehand. Should any impresario wish to undertake this project, please let me know. James Nolan: [email protected] / [email protected]
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