Un blog destiné à tous les locuteurs français qui s’intéressent à la langue anglaise
DE DIVONNE-LES-BAINS À LOS ANGELES : UN PONT ENTRE LE MONDE FRANCOPHONE ET LA CULTURE ANGLO-AMÉRICAINE
Nous sommes heureux de retrouver Elsa Wack, notre linguiste du mois de janvier 2014. Elsa, née à Genève, est traductrice indépendante de l'anglais et de l'allemand vers le français. Titulaire d'une licence ès lettres, ayant aussi fait de la musique, du théâtre et du cinéma, elle aime écrire et sa préférence va aux traductions littéraires.
D'autres contributions d'Elsa sur des themes musicaux:
Nat King Cole était un « crooner », mot onomatopéique défini dans le Robert par « chanteur de charme ». Il naquit dans l’Alabama le 17 mars 1919 et mourut le 15 février 1965. Il apprit l’orgue par sa mère qui jouait à l’église. Son père était pasteur baptiste. Ses frères étaient tous musiciens.
La première chanson qu’il chanta en public, à l’âge de 4 ans, était Yes, we have no bananas, à l’aube de la grande dépression où effectivement on ne trouvait plus tellement de bananes. Cette chanson a eu son avatar très populaire en Allemagne, Ausgerechnet Bananen verlangt sie von mir (« Elle ne me demande rien de moins que des bananes »). Mais Cole (Adams de son prénom) apprend aussi à jouer Bach et Rachmaninov.
Il emprunte son surnom « Nat King Cole » à une chanson de nursery, Old King Cole [was a merry old soul, Le vieux Roi Cole était un joyeux drille].
Avec Wesley Prince et Oscar Moore, Nat King Cole fonde le King Cole Trio (basse, guitariste, pianiste-chanteur), qui devient un modèle de genre pour les formations de jazz. Il apparaît dans la première émission de radio sponsorisée par un Noir, puis également à la TV, mais l’expérience tourne court. Nat dira : « Madison Avenue [lieu du studio d’enregistrement] a peur du noir.» Cole enregistrera également avec des orchestres philharmoniques.
Nat King Cole épouse en secondes noces Maria Hawkins Ellington (elle-même chanteuse, sans lien de parenté avec Duke Ellington), avec qui il aura cinq enfants, dont une nièce adoptée. Une autre sera chanteuse également, Natalie Cole. Un second enfant adoptif mourra du sida à 36 ans.
Nat joue à La Havane et connaît un franc succès en espagnol.
Il devient franc-maçon, à l’instar du musicien de jazz Fats Waller.
Il interprète des auteurs comme Duke Ellington (Caravan), Billy Rose (It’s only a Paper Moon), Hammerstein (When I grow too old to dream) et Bobby Troup (Route 66). Ces quelques titres figurent sur l’album After Midnight.
Attaqué physiquement par des Blancs ségrégationnistes alors qu’il ne s’était pas jusqu’alors politisé à leur encontre, il fait le pas et adhère à la NAACP (National Association for the Advancement of Colored People). Il cesse aussi de se produire dans les États du Sud. Nat King Cole a également été critiqué par des Noirs pour ses bonnes relations avec des Blancs. Nat King Cole apparaît dans de très nombreux films. Le premier fut Citizen Kane d’Orson Welles. Le dernier, Cat Ballou, est sorti après sa mort. Entre deux, il y a le fameux St. Louis Blues, film musical où Nat interprète le rôle de William C. Handy, dit « Le Père du blues ».
Cette biographie romancée retrace les origines à la fois religieuses et populaires (la rue, les bars) du blues et du jazz. La chanson St. Louis Blues avait été chantée par Bessie Smith dans un court métrage de 1929. Le film de 1958 raconte le dilemme de l’auteur-compositeur W. C. Handy, pris en tenaille entre un père pasteur (comme celui de Nat King Cole) et la musique de la rue et des bas-fonds, qu’il choisit néanmoins. Sur le plan amoureux également, il est déchiré entre sa fiancée Elizabeth et la chanteuse Gogo Germaine, magistralement interprétée par Eartha Kitt. Celle-ci joue un rôle pacificateur, et le film se termine par une réconciliation, lorsque le père vient assister à un concert de jazz (symphonique!) de son fils.
I hate to see that evening sun go down,
‘Cause my lovin’ baby, done left this town
Le blues me prend, quand le soleil descend
Car mon tendre ami s’en est allé d’ici.
(St. Louis Blues)
Grand fumeur de cigarettes, Nat King Cole meurt du cancer du poumon à l’âge de 45 ans, le 15 février 1965. Il a enregistré plus de cent titres. Unforgettable.
I Will Wait for You(Je ne pourrai jamais vivre sans toi)
The clock will tick away the hours one by one Then the time will come when all the waiting's done The time when you return and find me here and run Straight to my waiting arms.
If it takes forever, I will wait for you For a thousand summers I will wait for you Till you're back beside me, till I'm holding you And forever I will wait for you.
Anywhere you wander, anywhere you go Every day remember how I love you so In your heart believe what in my heart I know That forevermore I'll wait for you.
Quand on s'aime
On peut marcher Sous la pluie Prendre le thé À minuit Passer l'été À Paris Quand on s'aime
On peut se croire à New-York Cinq heures du soir, five o'clock Ou dans un square de Bangkok Quand on s'aime
On peut marcher sur la mer Danser autour de la Terre Se balancer dans les airs On peut tout faire Quand on s'aime Quand on s'aime
Écoute, écoute le temps Moi, moi je le trouve hésitant Puisqu'il varie tout le temps Entre beau fixe et printemps On peut voler de soleil en soleil, nuit et jour Quand on s'aime Oui, quand on s'aime
On peut marcher sur la mer Prendre le thé à minuit Passer l'été à Paris Quand on s'aime
On peut se croire à New-York Cinq heures du soir, five o'clock Ou dans un square de Bangkok Quand on s'aime
When you're in love
You can walk in the rain
Have a tea at midnight
Spend the summer in Paris
When you're in love
You can think you're in New York
Five o'clock in the afternoon, cinq heures
Or in a square in Bangkok
When you're in love
You can walk on the sea
Dance around the Earth
Swing in thin air
You can do anything
When you're in love
When you're in love
Listen, listen to the weather
It seems to me it hesitates
Since he changes all the time
Between set fair and spring
You can fly from one sun to another night and day
When you're in love
Yes, when you're in love.
You can walk in the rain
Have a tea at midnight
Spend the summer in Paris
When you're in love
You can think you're in New York
Five o'clock in the afternoon, cinq heures
Or in a square in Bangkok
When you're in love
You can walk the Earth
Or dance around the sea
Mix up summer and winter
When you're in love
Personal note:
On hearing of the passing of Michel Legrand, I sent Nana Mousklouri the above clip (Quand on s'aime) and she replied:
Merci cher Jonathan, so sweet of you.
My story with Michel started In 64 with Les Parapluies de Cherbourg (I will Wait for You) I was not in the film, but recorded it in French, English, Italian, Spanish, German and Japanese.
Here is the German version. [video clip]
Thank you for thinking. Quand on s’aime is one of the duo songs wrote and recorded with me in french with Eddy Marnay, a wonderful writer.
Nous sommes heureux de retrouver Elsa Wack, notre linguiste du mois de janvier 2014. Elsa, née à Genève, est traductrice indépendante de l'anglais et de l'allemand vers le français. Titulaire d'une licence ès lettres, ayant aussi fait de la musique, du théâtre et du cinéma, elle aime écrire et sa préférence va aux traductions littéraires.
D'autres contributions d'Elsa sur des thèmes musicaux:
John Denver (31 décembre 1943, - 12 octobre 1997) était un auteur-compositeur-interprète américain, également producteur de disques, acteur, militant et actif dans le domaine humanitaire.
Denver a enregistré environ 200 chansons de sa composition et 109 chansons composées par d’autres. Ses disques se sont vendus à plus de 33 millions d’exemplaires dans le monde. Il se produisait et enregistrait surtout en s’accompagnant à la guitare acoustique et chantait les joies que lui procuraient la nature, son mépris de la vie urbaine, son enthousiasme pour la musique et ses amours parfois difficiles.
En 1974, Denver a été nommé poète lauréat de l’État de Denver.
Parmi les belles chansons qu’il a écrites, il y a Perhaps Love, qu’il a chantée en duos avec Placido Domingo et Sissel Kyrkjebø, soprano norvégienne.
En août 2010, nous avons publié un article intitulé « John Gillespie Magee, Jr. 1922 – 1941, Antoine de Saint-Exupéry 1900 – 1944 », dans lequel nous rendions hommage à un Français et à un Américain, tous deux grands hommes de lettres et tous deux morts dans des accidents d’avion pendant la Seconde Guerre mondiale. Avant d’être tué, Magee écrivit un magnifique poème sur la sensation du vol, High Flight. John Denver, qui était pilote amateur, le mit en musique et le chante dans ce clip.
Denver reçut la Médaille du service public de la NASA en 1985 pour « avoir fait mieux connaître aux peuples du monde l’exploration spatiale » ; cette médaille est d’ordinaire réservée aux ingénieurs et concepteurs en aéronautique. La même année, Denver passa l’examen physique très rigoureux de la NASA et se trouva sur les rangs des finalistes pour le premier voyage d’un civil avec la Navette Spatiale en 1986, mais il ne fut pas choisi. Après l’explosion de cette navette spatiale Challenger, Denver dédia sa chanson Flying for Me à tous les astronautes.
Denver collectionnait les biplans d’époque. Malheureusement, il périt un jour aux commandes d’un nouvel avion qu’il venait d’acheter. Il volait vers la Californie et semble avoir manqué de carburant.
Dans le parc « Rio Grande » à Aspen, Colorado, une localité où Denver avait vécu, une stèle lui a été consacrée et porte les paroles de Rocky Mountain High.
Voici ces paroles, avec ma traduction en français :
ROCKY MOUNTAIN HIGH
He was born in the summer of his 27th year Coming home to a place he'd never been before He left yesterday behind him, you might say he was born again You might say he found a key for every door
When he first came to the mountains his life was far away On the road and hanging by a song But the string's already broken and he doesn't really care It keeps changing fast and it don't last for long
But the Colorado rocky mountain high I've seen it rainin' fire in the sky The shadow from the starlight is softer than a lullabye Rocky mountain high (Colorado)
Il est né l’été de ses 27 ans, Revenant, revenu, dans un foyer qu’il n’avait jamais connu Laissant derrière le passé, on pourrait dire qu’il est rené, Qu’il a trouvé pour toutes les portes une clé
Quand il est venu aux montagnes Sa vie avait pris la route, accrochée à une chanson, Mais la corde est déjà cassée, et peu lui importe, Tout est si éphémère et changeant
Mais les crêtes du Colorado sont là haut, Et moi j’ai vu leur ciel flamboyer L’ombre d’une branche d’étoile est plus douce qu’une berceuse À la hauteur des Rocheuses (Colorado)
He climbed cathedral mountains, he saw silver clouds below He saw everything as far as you can see And they say that he got crazy once and he tried to touch the sun And he lost a friend but kept his memory
Now he walks in quiet solitude the forest and the streams Seeking grace in every step he takes His sight has turned inside himself to try and understand The serenity of a clear blue mountain lake
And the Colorado rocky mountain high I've seen it raining fire in the sky You can talk to God and listen to the casual reply Rocky mountain high
Il a gravi ces cathédrales et vu la mer de brouillard à ses pieds Il a tout vu, si loin qu’on puisse voir On dit qu’il est devenu fou, qu’il s’est brûlé les ailes Il a perdu un ami mais préservé sa mémoire
Maintenant, il marche seul ; calme, forêts, ruisseaux, Cherchant la grâce partout où il passe Son regard tourné vers l’intérieur, pour tenter de comprendre La sérénité d’un lac limpide et bleu
Et les crêtes du Colorado, là-haut, Moi j’ai vu leur ciel flamboyer On peut parler à Dieu, qui vous répond, à l’occasion, À la hauteur des Rocheuses
Ce mois-ci, nous recevons Nana Mouskouri qui a démontré de remarquables talents linguistiques dans le domaine de la chanson. Tout au long d'une extraordinaire carrière, « la chanteuse aux 350 millions d'albums » a su saisir les sonorités et les rythmes de nombreuses langues : le français, l'anglais, l'allemand, le néerlandais, l'italien, le portugais, l'espagnol, l'hébreu, le gallois, le mandarin, le corse, sans oublier son grec natal. Elle a rempli des salles de concert dans le monde entier, de la Nouvelle-Zélande au Japon, et a chanté en duo avec d'autres interprètes de renommée universelle, dont Michel Legrand, Joan Baez, Julio Iglesias et Harry Belafonte. Selon certaines estimations, elle aurait vendu plus de disques qu'aucune autre musicienne de l'histoire.
L'un de ses succès les plus connus, « Je chante avec toi Liberté », enregistré en 1981, est sorti en quatre autres versions - anglaise, « Song for Liberty » ; allemande, « Lied der Freiheit », espagnole : « Libertad » et portugaise : « Liberdade ».
L'autobiographie, Nana Mouskouri, La fille de la Chauve-souris, mémoires (Éditions XO, 2007) a été traduite en anglais. (Memoirs, Orion Publishing, 2007).
Votre fidèle serviteur avait écrit à Mme Mouskouri avant sa venue à Los Angeles en avril dernier, mais il n'avait pu la rencontrer à ce moment-là. Après sa tournée aux États-Unis et au Canada, Nana a pris la peine de lui téléphoner et même de lui chanter une chanson, dans son style inimitable, afin qu'il n'y ait aucun doute quant à son identité Elle a tout aussi gentiment accepté de se prêter à l'interview qui suit.
Jonathan G.
J.G. : À Athènes, dans votre jeunesse, votre père était projectionniste dans un cinéma. Dès votre enfance, vous avez donc visionné des comédies musicales telles que The Wizard of Oz (Le Magicien d'Oz, 1939) ainsi que d'autres films cultes comme East of Eden (À l'est d'Eden, 1952) etRebel without a Cause (La Fureur de vivre, 1956). Il semble que ce contact précoce avec des productions américaines vous ait conduite à accorder plus d'importance à l'anglais qu'au français, pourtant la seule langue étrangère que vous ayez apprise à l'école. La preuve en est qu'en février 1961, lorsqu'à 27 ans vous avez rencontré Charles Aznavour, vous avez conversé plus aisément avec lui en anglais. Pouvez-vous dire à nos lecteurs comment vous avez d'emblée acquis la maîtrise de l'anglais ?
Avant toute chose, j'aimerais vous confier que je ne maîtrise aucune langue, mais je continue ẚ apprendre pour enrichir ma manière de parler, et c'est un grand honneur de pouvoir communiquer dans la langue du pays que je visite et respecter en même temps les textes des chansons que je chante. Ainsi mes compagnons de toute une vie de voyages ont été et restent les dictionnaires, en plusieurs langues !
Le cinéma et les films m'ont beaucoup aidée à écouter différentes langues, des accents qui me fascinaient, dans le son des voix et les expressions des artistes que j'admirais. La musique me remplissait d'émotions diverses et surtout me faisait rêver et plonger plus profondément pour comprendre. Je respectais leur diversité qui les rendait uniques.
Plus tard j'ai pris des leçons d'anglais avec un monsieur qui avait perdu la vue en servant comme Officier dans la Marine anglaise. Il était grec d'origine et il avait pris sa retraite en Grèce avec sa sœur, et pour passer le temps il donnait des leçons d'anglais.
L'apprentissage était très acoustique avec lui, nous lisions de tout, il connaissait la grammaire par cœur, il fait partie de mes grandes rencontres. Et puis la musique m'a aidée en écoutant les chansons pour les apprendre. Avec humilité et en accordant un profond respect au chant et à la musique dans chaque style, avec son expression et sa culture. Gospel, classique, pop, ballades, rock, jazz tradition, « Laïkó » comme chez nous en Grèce.
J.G. :Cette rencontre fortuite avec Aznavour s'est produite lorsque vous vous êtes rendue pour la première fois à Paris afin de rencontrer Louis Hazan, le P.-D.G. de Fontana Records. Celui-ci vous a incitée à améliorer votre français en vous envoyant un gros magnétophone et des exercices de prononciation. Combien de temps vous a-t-il fallu pour chanter des chansons françaises en en saisissant tout le sens et en ayant suffisamment confiance en vous ?
Charles Aznavour reste un grand maître pour moi et un ami sincère [1]. J'ai toujours eu beaucoup à apprendre de Charles, qui fait ce métier depuis l'âge de 13 ans, et jusqu'à aujourd'hui. J'ai une grande admiration pour lui.
Louis Hazan m'avait invitée à Paris après être venu m'écouter au festival d'Athènes suite au succès du film Jamais le dimanche en 1959 avec la grande artiste Mélina Mercouri réalisé par Jules Dassin, qui a reçu la Palme d'Or au Festival de Cannes avec la musique du compositeur Manos Hadjidakis, qui a aimé ma voix et m'a fait chanter dans un film allemand, « Grèce pays de rêves ». Et c'est Louis Hazan qui m'a poussée à apprendre le français.
Mélina Mercouri
Manos Hadjidakis
Nana &Louis Hazan
J.G. : Je crois comprendre que vous avez acquis une excellente maîtrise chantée non seulement de l'anglais et du français (sans parler bien évidemment du grec), mais aussi de l'espagnol et de l'allemand. Vous avez aussi chanté dans d'autres langues que vous ne prétendez pas maîtriser. Voudriez-vous nous en dire un peu plus à ce sujet.
J'ai toujours eu envie de chanter dans d'autres langues et déjà à mon arrivée à Paris, j'ai pu dire que je chantais en espagnol et italien, langues latines à la mode dans les années cinquante-soixante en Grèce et en Europe. Mais ce sont les pays qui m'ont demandé de chanter dans leur langue. J'ai accepté, et petit à petit, je me suis retrouvée dans beaucoup de villes et de pays, en commençant par New York, avec Quincy Jones, mon grand maître et ami. J'ai tout appris de lui et surtout comment garder ma sincérité. Irving Green, le Président de Mercury Records, dont Quincy était l'adjoint, m'a beaucoup soutenue à mes débuts aux États-Unis.
Quincy Jones & Irving Green
J.G. : Nous avons conversé en anglais et j'ai eu l'impression que vous choisissiez de conserver un léger accent grec. Or, dans les langues que je connais (anglais, français, espagnol et hébreu), votre voix me semble exempte de tout accent dans la quasi-totalité des cas (à la différence de Charles Aznavour ou de Michel Legrand et d'autres encore qui conservent l'empreinte de leur langue maternelle lorsqu'ils chantent en anglais ou dans d'autres langues). Comme au fil de votre carrière, vous avez élargi votre répertoire, en chantant en allemand, en espagnol, etc., comment avez-vous acquis un phrasé aussi parfait ? Avez-vous eu un(e) orthophoniste dans chaque langue ?
Mon accent est là quand je parle car c'est naturel, mais après Quincy, j'ai eu un autre maître pour toutes les langues, en commençant par la langue française, avec André Chapelle, mon producteur depuis 1964 jusqu'à aujourd'hui. Il a su me guider en français, et quand nous devions enregistrer dans d'autres langues, nous nous rendions spécialement dans le pays, où il trouvait un spécialiste pour me guider en « orthophonie » comme on dit en Grèce, et dans le studio d'enregistrement il me suivait jusqu'à la perfection. André, mon mari aujourd'hui, et mon producteur de toujours, a le goût de la perfection en langues et de la justesse musicale pour être crédible.
Parmi les premières chansons compliquées à chanter, je me souviens de « Retour à Napoli » (« jambes nues, elle a couru dans les rues » avec la difficulté de la prononciation du « r ») que j'ai chantée pendant six heures d'affilée, mais c'était important, et j'avais déjà compris l'importance de la prononciation !
J.G. : Vous est-il jamais arrivé de discuter avec d'autres chanteuses ou chanteurs plurilingues du processus d'acquisition d'une maîtrise des langues dans lesquelles vous chantez et d'un phrasé dépourvu de tout accent ?
Non, entre nous nous ne parlons jamais de langues, si ce n'est pour évoquer l'essentiel des paroles quand elles sont traduites, car parfois c'est important que l'esprit du texte reste original pour le faire passer au public. Et il n'y a pas que Charles Aznavour qui chante ses propres chansons en anglais ! Je pense aussi à Petula Clark [2], merveilleuse artiste aussi bien en français qu'en anglais. Personnellement, les langues sont devenues les complices de mes émotions pour trouver l'amour et la paix sur mon chemin dans la chanson, l'honnêteté, l'humilité, la fidélité à travers mes notes et les mots, et m'exprimer. Mais le chemin de vie de chaque être humain est unique, il est motivé pas ses propres émotions.
J.G. : Au cours de votre carrière, vous avez côtoyé des personnes de tous les milieux dans de très nombreux pays. Quelle est la voix qui vous a le plus impressionnée ?
Mon très cher ami, le grand poète philosophe grec, Nikos Gatsos, mais aussi Georges Séféris, Odysséas Elytis, et d'autres poètes comme Khalil Gibran, Dylan Thomas, Leonard Cohen... et les voix de Maria Callas, Barbra Streisand, Mahalia Jackson, Edith Piaf, Julio Iglesias, Quincy Jones, Michel Legrand, Manos Hadjidakis.
J.G. : Vous êtes mariée à un Français,André Chapelle. Parlez-vous français avec lui et avec vos enfants d'un premier mariage, Nicolas et Hélène (Lénou) ?En a-t-il toujours été ainsi ?
Oui, nous parlons français ! André parle anglais aussi. Lénou a été à l'école en Suisse en trois langues (français, allemand et italien) et elle a étudié l'anglais à Londres, mais elle parle aussi grec et espagnol. Nicolas parle français, anglais et allemand.
J.G. : Dans quelle langue rêvez-vous ?
Les rêves ont leur propre langue. Ils expriment nos peurs, nos joies et nos espérances. C'est une langue de notre conscience et parfois nous avons du mal à comprendre.
J.G. :Et pour conclure.......?
Pour conclure, je voudrais vous dire que Le Magicien d'Oz a été un film éducatif pour moi. Judy Garland en Dorothy reste pour moi l'artiste la plus émouvante. La « route de brique jaune » qu'elle avait prise était la bonne, mais elle ne pouvait pas trouver toute seule les réponses pour savoir si l'amour et la paix existent : elle avait besoin d'être accompagnée par la fidélité du chien, et de rencontrer le lion qui avait besoin de courage, l'épouvantail qui avait besoin de cerveau, et le bûcheron en fer blanc qui avait besoin de cœur.
Jonathan G.
avec la précieuse aide de Jean Leclercq et Nadine Gassie
[1]L'entretien avec Nana est antérieur au décès de Charles Aznavour.
L'article qui suit a été traduit par notre fidèle contributrice, Isabelle Pouliot, à partir d'un article qui est paru dans l’hebdomadaire britannique The Economist. Isabelle est traductrice agréée de l'anglais vers le français de l'Ordre des traducteurs, terminologues et interprètes agréés du Québec (OTTIAQ). Elle a adoré se colleter à l’humour typiquement british de l’auteur.
DEPUIS le résultat du référendum sur la sortie de l'Union européenne, un nombre saisissant de Britanniques présentent des symptômes d'une nouvelle pathologie du système nerveux, le « Brexit derangement syndrome » (trouble délirant du Brexit). Ce trouble touche certaines personnalités de premier plan du pays. L'ancien ministre travailliste Lord Adonis a soutenu que le Brexit était « principalement une création de la BBC ». L'ancien stratège de Tony Blair, Alastair Campbell, a tonitrué à la cornemuse l'Ode à la joie [NDT : hymne de l'UE] sur une plage de Brighton.
Récemment, c'est Bernard-Henri Lévy qui a nous démontré que le trouble délirant du Brexit n'est pas une pathologie strictement britannique. Suffisamment célèbre pour être connu sous ses seules initiales, BHL cultive soigneusement son image d'intellectuel français de renom. Il porte de coûteux costumes, des chemises blanches déboutonnées presque jusqu'à la taille et arbore une coiffure savamment érigée. On peut lire régulièrement ses opinions sur une vaste gamme de sujets, allant du génocide à la gastronomie. Il est convaincu que le Brexit rendra l'Angleterre plus insulaire et privera l'UE de son « cœur libéral ». Jusque là, cette sensiblerie l'honore. Cependant, BHL s'est aussi convaincu qu'il est l'homme qui étouffera cette révolte populaire.
C'est ainsi qu'il a interprété en solo le 4 juin dernier au Cadogan Hall de Londres une pièce de théâtre intitulée Last Exit Before Brexit. Au bar, la langue la plus communément parlée était le français, suivi de l'allemand. Les quelques spectateurs qui parlaient anglais s'exprimaient avec un accent des plus distingué. La pièce consiste en un monologue de 90 minutes, dont la chute est : « S'il vous plaît, restez; oui c'est possible, dernière sortie avant le Brexit ».
L'idée qu'un Français occupe les planches d'un théâtre de Chelsea et admoneste les Britanniques pour les faire changer d'avis sur le Brexit est déjà on ne peut plus incongrue, mais l'interprétation de BHL n'a fait que renforcer le côté saugrenu de l'affaire. Il jouait son propre rôle, celui de Bernard-Henri Lévy enfermé dans une chambre d'hôtel de Sarajevo qui prépare un discours sur le Brexit. Il arpentait la chambre de long en large, affichait des images sur l'écran de son ordinateur, parlait au téléphone (participation de Salman Rushdie), s'immerge tout habillé dans une baignoire et passe la dernière demi-heure de la pièce totalement trempé.
BHL a servi des morceaux de choix à son auditoire tiré à quatre épingles : il a dénoncé Boris Johnson, ministre des Affaires étrangères, comme étant étroit d'esprit (applaudissements nourris); il a énoncé que le Brexit réduira l'Angleterre au statut de petite île (applaudissements encore plus nourris) et a exigé « l'annulation de cette catastrophe » (salve d'applaudissements). Cependant, la plus grande partie de la pièce mettait en valeur ses marottes : la trahison de l'Europe envers les Balkans, la laideur des billets de l'euro (« donnez-nous des visages, pas des ponts! », les excès du mouvement #MoiAussi, sa superbe chevelure et sa remarquable habileté à rendre les femmes rigides lorsqu'elles jouissent. Ce n'était peut-être pas du grand théâtre, mais, jusqu'à présent, c'est la démonstration la plus spectaculaire du trouble délirant du Brexit.
L'analyse qui suit est redigée pour ce blog par notre fidèle contributrice, Michèle Druon, professeur émérite à la California State University, Fullerton, où elle a enseigné la langue, la culture et la littérature françaises.*
Quand la jeune danseuse de music-hall afro-américaine Joséphine Baker et le peintre-affichiste français Paul Colin se rencontrent lors des répétitions de La Revue Nègre à Paris, en 1925, tous deux sont encore inconnus du grand public. Nul ne se doute alors que ce spectacle va les propulser tous deux vers une célébrité qui deviendra vite internationale, et les révéler l'un et l'autre comme des figures marquantes des années folles, cette décade (1920-1930) extraordinaire qui continue de nous fasciner par sa gaîté, son audace, sa modernité et son éblouissante vitalité artistique.
Paul Colin
Joséphine Baker
Fraîchement débarquée de New York, Joséphine Baker [1] n'a que 19 ans quand elle arrive à Paris pour danser dans La Revue Nègre. Après une enfance pauvre à Saint Louis, dans le Missouri, elle avait quitté très jeune sa famille pour tenter sa chance dans le monde du théâtre et de la danse. Elle part ainsi à New York à l'époque de la « Harlem Renaissance », et réussit à se faire engager comme choriste (« chorus girl ») dans les music-halls de Broadway, dont le très populaire Shuffle Along (1921): c'est là qu'elle est un jour remarquée par Caroline Dudley Reagan, une amie d'André Daven, directeur artistique du Théâtre des Champs Elysées à Paris.
Celui-ci cherche à donner un second souffle à son théâtre alors en difficulté, et sur la suggestion du peintre cubiste Fernand Léger, projette d'engager une troupe entièrement afro-américaine pour son prochain spectacle. Caroline Dudley Reagan engage alors huit choristes – dont Joséphine Baker, qui remplace la vedette (Ethel Waters) initialement prévue – et douze musiciens pour monter La Revue Nègre au Théâtre des Champs Elysées. En septembre 1925, Joséphine Baker embarque ainsi pour Paris avec le reste de la troupe
Paul Colin [2] lui aussi, venait d'être engagé cet automne-là par André Daven comme décorateur et affichiste pour le Théâtre des Champs Elysées. Né à Nancy en 1895, il y avait fait des études de peinture et d'architecture sous la direction d'Eugène Vallin, un représentant de l'Art Nouveau. Après avoir fait la guerre de 14-18, Colin rentre à Paris et commence à travailler comme affichiste, notamment pour Le Voyage Imaginaire de René Clair en 1925.
La rencontre entre la jeune danseuse et le peintre-affichiste sur le plateau de La Revue Nègre est un heureux coup du destin: elle va faire naître entre eux à la fois une passion amoureuse - qui se muera par la suite en une longue et fidèle amitié - et une longue et fructueuse collaboration artistique, dont Joséphine sera la muse, et qui inspirera à Paul Colin une série d'affiches brillantes, reconnues comme des chef-d'œuvre de l'art graphique.
La Première de La Revue Nègre, le 2 octobre 1925, au théâtre des Champs Elysées, qui va révéler au public ces deux artistes, fait date dans les années folles: elle marque de manière emblématique l'explosion de la « folie noire » qui est un des aspects les plus frappants de cette décade [3]. Cette « folie noire » se manifeste à travers différents milieux de la société française comme une fascination et une passion pour les cultures «nègres» (l'adjectif acquiert des connotations positives a l'époque) et englobe un amalgame complexe, et souvent paradoxal, d'exotisme africain et afro-américain.
La Revue se compose de plusieurs tableaux à décors mobiles qui évoquent le milieu afro-américain: les quais du Mississipi, les gratte-ciel de New York, un village de Louisiane, une plantation, un cabaret, etc. Le « jazz-band » qui accompagne la Revue – et dont le pianiste est Claude Hopkins et le clarinettiste, Sydney Bechet - enchaîne d'abord les morceaux de blues, puis improvise sur les rythmes trépidants du jazz et du charleston. Les danses, à chorégraphie inédite, alternent avec des numéros burlesques, dans la tradition du vaudeville américain. La troupe est brillante et séduit le public par sa nouveauté, son énergie, et sa gaîté.
Mais le clou du spectacle, c'est l'apparition fracassante de Joséphine Baker: elle se déhanche, grimace, se contorsionne, danse le charleston sur un rythme effréné, quitte la scène à quatre pattes, et dans le numéro de «La Danse Sauvage» qui paraît vers la fin de la Revue, elle surgit sur fond de jungle, quasiment nue à l'exception de quelques plumes, dans un duo érotico-suggestif avec son partenaire, Joe Alex.
Ce spectacle crée une onde de choc sur la scène parisienne: pour les uns, c'est un scandale, et pour les autres, une révélation. En une nuit, Joséphine Baker devient la sensation du Tout Paris: parmi son public, composé pour la plupart de la haute société parisienne, on compte aussi des artistes, écrivains et intellectuels, telsJean Cocteau, Pablo Picasso, Darius Milhaud, Ernest Hemingway et George Simenon, qui vont contribuer à susciter pour elle un engouement extraordinaire.
Célébrée comme « perle noire », « Vénus d'ébène » et « idole noire » par ces milieux parisiens, Joséphine Baker devient alors l'icône centrale de la « folie noire » qui traverse les années folles.
La première affiche de Paul Colin pour La Revue Nègre, qui le rendra célèbre, capture avec brio le cocktail d'ingrédients culturels qui composent cette «folie noire»: au premier plan d'une composition en triangle, deux têtes stylisées de danseurs noirs, sourires élargis et épaisses lèvres rouges, évoquent sur un mode comique et caricatural les « blackface minstrels » [4] qui faisaient partie des vaudevilles américains. En arrière-plan, une danseuse noire en robe blanche très courte se détache, mains sur les hanches dans une pose à la fois rieuse et provocante.
L'affiche foisonne de connotations et de références culturelles, et frappe d'emblée par l'impact et la modernité de son graphisme, marqué par le style Art Déco [5]. Les figures des danseurs et musiciens évoquent la gaîté, le rire, l'audace, l'explosion d'énergie; le dynamisme visuel de l'affiche suggère aussi le rythme et la liberté du jazz qui animait La Revue, et qui est alors au sommet de sa vogue en France. [6]
C'est la musique de Sydney Bechet, de Cole Porter, ou George Gershwin qu'on écoute dansles cabarets, les dancings et les boîtes de nuit parisiens, où on danse allègrement le charleston. Le jazz évoque l'Amérique, et symbolise une certaine modernité, en accord avec le rythme et la vitesse du monde nouveau qui apparaît avec les nouvelles technologies, comme les automobiles, les avions, la radio, le cinéma…Le jazz est en symbiose avec « l'Esprit Nouveau » qui inspire les mouvements d'avant-garde (modernisme, cubisme, expressionisme, futurisme, surréalisme, dadaïsme) qui fleurissent alors à Paris; enfin, le jazz transmet une atmosphère de fête et de gaîté qu'illustre avec éclat l'affiche de Paul Colin, et qui caractérise à la fois la «folie noire» représentée par Joséphine Baker, et la joie de vivre si particulière aux années folles.
Cette joie de vivre, cette gaîté intense et parfois frénétique, surgit dans la société française après les longues années d'épreuves et privations subies pendant la Grande Guerre de 14-18, encore fraîches dans la mémoire collective. Chacun veut profiter de la vie, à tout moment et sous toutes ses formes, et cet intense désir de vivre s'accompagne souvent d'une revendication radicale de liberté, d'une volonté de faire exploser toutes les contraintes et tous les tabous qui pourraient l'entraver. Un vent de rébellion souffle alors en France, qui bouscule les conventions morales, sociales, religieuses et sexuelles de la bourgeoisie traditionnelle: l'homosexualité et la bisexualité s'affichent ouvertement dans certains milieux parisiens; les femmes s'émancipent, se coupent les cheveux à la garçonne comme Joséphine, et abandonnent le corset qui les emprisonnait.[7]
Par sa nudité sur scène, par l'érotisme de la « danse sauvage » où elle se déchaîne, Joséphine Baker incarne cette rébellion, et cette revendication de la liberté et du plaisir qui sont au cœur de la séduction qu'elle exerce sur le public de l'époque.
Cette dimension de son personnage trouve son expression iconique dans une photo qui fut produite en 1926 pour le nouveau spectacle des Folies Bergères, intitulé La Folie du Jour.
La «Vénus Noire» y apparaît nue, à l'exception d'une ceinture de bananes et de quelques bracelets et colliers au cou et aux chevilles; elle est cambrée dans une pose provocante, tête penchée, main sur la hanche, sourire éclatant, coupe garçonne et accroche-cœur.
La charge érotique de l'image, accentuée par la fameuse ceinture de bananes (qui a suscité tant de commentaires!) en souligne l'audace, et suggère une liberté sexuelle que Joséphine pratiquait d'ailleurs sans tabous dans sa vie personnelle.
Un élément, pourtant, peut déranger aujourd'hui dans cette image. Le costume pseudo-africain de Joséphine, et son exotisme de pacotille, renvoient à un stéréotype courant dans la culture française de l'époque, dans lequel l'image de l'Africain est associée avec le « primitif », le « sauvage », et une sexualité débridée. Ce «fantasme blanc», issu de préjugés racistes et colonialistes, reflète toute la complexité – et l'ambiguïté - de la « négrophilie » [8] alors apparente dans différents milieux de la culture française.
Les affiches de Paul Colin contrebalancent cette image en faisant apparaître l'humour et la dimension auto- parodique que Joséphine apportait à ses performances. Elle louchait, gonflait les joues, roulait des yeux et grimaçait sans trêve pendant ses danses, non seulement pour parodier son propre personnage, mais aussi, précisait-elle, parce que c'était pour elle un moyen d'expression physique supplémentaire, une manière plus intégrale de faire exploser tout ce qui pouvait entraver la liberté de son corps.
Dans un album magique, intitulé Le Tumulte Noir, et publié en 1927 [9] , l'année même où Joséphine publie son autobiographie [10] (à l'âge de 21 ans !), Paul Colin ressaisit tout ce que la «folie noire» incarnée par Joséphine Baker et La Revue Nègre ont pu représenter pour les années folles. Il en épure et sublime les images, dans une constellation où les danseurs et les musiciens de jazz se métamorphosent en abstractions, en rythmes visuels, et où la danseuse en pagne de bananes, dépouillée de tout érotisme facile, se trouve transmutée en une arabesque légère, emportée par la danse.
Dans Le Tumulte Noir, Paul Colin capture un esprit dont la gaîté, le rythme, l'audace, et la suprême élégance fut celui du jazz et des années folles, et qui fut aussi l'esprit de Joséphine Baker.
[1] Joséphine Baker est née le 3 juin 1906 sous le nom de Freda Joséphine Mac Donald. Sa mère, Carrie Mc Donald, et son père, Eddie Carson, (dont on pense qu’il n’est pas le père biologique de Joséphine) chantaient et dansaient occasionnellement dans les vaudevilles à Saint Louis. Joséphine commence à danser à 13 ans dans un théâtre de Saint Louis, et épouse au même âge WillieWells, porteur à Pullman. A l’âge de 15 ans, en 1921, elle épouse Willy Baker, dont elle divorce en 1925, mais dont elle gardera le nom.
[2] Paul Colin (1892-1985) devient le chef de l'école moderne de l'affiche lithographiée après la Première Guerre Mondiale. Il est l'auteur de plus de 1 400 affiches, et maints décors de théâtre et de costumes. Il est d’abord reconnu comme un grand maître de l’Art Déco par son emploi de formes géométriques, de couleurs audacieuses et de figures stylisées ou caricaturales. Il évolue ensuite vers un style unique, où se mêlent l’abstraction et l’influence cubiste et surréaliste.
[3] Cet engouement pour la culture «nègre» est multiforme. « L'art nègre» découvert au cours de la colonisation française en Afrique sub-saharienne influence à l’époque la peinture cubiste de Picasso, Braque et Fernand Leger. En 1917, Francis Poulenc compose une Rapsodie Nègre, et en 1919, Paul Guillaume présente dans sa galerie la première «Exposition d'Art nègre et d'Art océanien ». La même année, il offre une «Fête nègre» au théâtre des Champs-Élysées qui marqua son directeur artistique, André Daven. En 1923, le Théâtre des Champs Elysées présente un ballet intitulé « La Création du Monde », adapté de L'Anthologie Nègre de Blaise Cendrars. En 1924, un club de jazz dansant appelé «Bal Nègre» s’ouvre au 33 rue Blomet, qui deviendra renommé.
[4] Les « black minstrel shows », ou « blackface comedies », étaient un sous-genre des « minstrel shows» du XIXème siècle, où des comédiens blancs se grimaient en noir pour imiter ou caricaturer les chants et danses des esclaves. Après la Guerre Civile américaine, ces spectacles sont repris par des comédiens noirs souvent re-grimés en noir, et qui transforment le sens originel du spectacle.
[5] Le terme «Art Deco» dérive de «L’exposition internationale des Arts décoratifs et industriels modernes», qui se tient à Paris en 1925, et qui inclut des architectes comme Le Corbusier, dont le pavillon s’intitule «Esprit Nouveau».
[6] Le jazz américain, déjà apparu en France au début du siècle avec le «ragtime» et le « cake walk », est ensuite propagé par les soldats américains pendant la guerre de 14-18, puis par la radio pendant la décade suivante. Il inspire alors des poètes comme Jean Cocteau et Guillaume Apollinaire, et des musiciens comme Igor Stravinski, qui compose Ragtime en 1919.
[7] C’est l’époque des suffragettes, où les femmes revendiquent non seulement une plus juste représentation politique mais une liberté de comportement plus grande: elles fument, dansent, font du sport, conduisent une automobile, et s’habillent “ à la garçonne ” : coiffure courte et robe longiligne, selon le style mis à la mode par Coco Chanel.
[8] Le mot «négritude» qui revendique à la fois le statut et la fierté de la culture noire, sera davantage utilisé dans la décade suivante par les écrivains africains et antillais, et également par Jean-Paul Sartre, qui s’en fera le défenseur.
[9] Le Tumulte noir: Joséphine Baker et la Revue nègre, 42 dessins de Colin lithographiés par Mario Ferreri, Paris, 1927.
Les lithographies du Tumulte Noir, chef d’œuvre de l’art décoratif, furent colorées à la main selon la technique du pochoir, et publiées en 500 exemplaires. Les musiciens et danseurs de La Revue Nègre et Joséphine Baker y sont représentés dans un style qui combine l’Art Déco, le cubisme, les calligrammes, la caricature, et sont marquées par l’influence du peintre Fernand Léger, ainsi que de l’artiste Miguel Cavarrubias, qui composa les décors de La Revue Nègre.
Sur la page de dédicace, l’album inclut un petit texte écrit de la main de Joséphine Baker, où elle raconte de manière humoristique la fascination des Parisiens pour le charleston.
[10] Mémoires de Joséphine Baker recueillies et adaptées par Marcel Sauvage, 30 dessins inédits de Paul Colin, Paris, Simon Kra, 1927.
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Parmi d'autres articles contribués par Michèle DRUON :
*Mme Druon a fait ses études universitaires d'anglais (spécialisation : Littérature & Culture Américaine, Licence) à l'Université d’Amiens, et en Lettres modernes, (Licence, mention très bien), à l'Université d‘Aix-en-Provence. Elle a obtenu son Doctorat en Littérature française à l’University of California at Los Angeles (spécialisations: le Nouveau roman; Théorie et critique littéraire contemporaine; philosophies post-modernes).
Elle a publié des articles en français et en anglais dans de nombreuses revues littéraires universitaires et philosophiques (French Review,Stanford French Review, L’Esprit Créateur, Problems in Contemporary Philosophy), ainsi que dans des ivres publiés aux États-Unis, en France et au Japon.
Michèle est actuellement chargée de la liaison avec les Écoles de l'Alliance Française à Pasadena, ainsi que du Groupe Cinéma (sorties et discussions mensuelles sur films français).Bien qu'officiellementà la retraite, elle est invitée à enseigner occasionnellement à la California State University.
Nous sommes heureux de retrouver Elsa Wack, notre linguiste du mois de janvier 2014. Elsa, née à Genève, est traductrice indépendante de l'anglais et de l'allemand vers le français. Titulaire d'une licence ès lettres, ayant aussi fait de la musique, du théâtre et du cinéma, elle aime écrire et sa préférence va aux traductions littéraires. Elle traduit également des textes juridiques, techniques, politiques, humanitaires et financiers. Voici sa nouvelle contribution au blog.
Nous consacrons ces lignes à deux musiciens de plus de 90 ans dont les destins ont fluctué différemment. Plusieurs points communs cependant : tous deux ont désormais leur « étoile » sur le « Hollywood Walk of Fame » ; tous deux ont abrégé leur nom d’origine étrangère : en France, l’Arménien Shahnourh Aznavourian est devenu Charles Aznavour, et aux États-Unis, le Calabrais Anthony Benedetto est devenu Tony Bennett. Tous deux aussi ont su se montrer charitables et tolérants dans la célébrité, Aznavour notamment (mais pas uniquement) en défendant la cause arménienne, et Bennett au point d’être surnommé « Tony Benefit » tant il donnait de concerts caritatifs.[1]
À l'âge de neuf ans, Charles prend Aznavour pour nom de scène et commence au Théâtre du Petit Monde une carrière de chanteur et de comédien. Tony chantait déjà en public à 13 ansTous deux furent mariés par trois fois ; Bennett eut quatre enfants et Aznavour en eut six.
Aznavour sur le Walk of Fame, Hollywood, 24 août 2017
Aznavour, 93 ans, est peut-être l’auteur-compositeur-interprète le plus prolifique du répertoire français. Une partie de ses chansons (La bohême, Je m’voyais déjà, Hier encore) commémore ses années de galère avant qu’il ne soit repéré et lancé, comme une pléiade de chanteurs et de compositeurs, par Edith Piaf. Mais dès lors il n’a plus rien eu d’un bohémien, comme le dit d’ailleurs le dernier vers controversé de la chanson : « La bohême, ça ne veut plus rien dire du tout. » Certains pensent qu’il devrait se retirer car il ne chante plus très juste, mais il est difficile pour un tel monstre sacré de quitter la scène. Aznavour, peut-on lire, a vendu 180 millions de disques et écrit 1300 chansons dans de multiples langues. Sa sensibilité à fleur de peau s’exprime dans des paroles comme
« Emmenez-moi au bout de la terre / Emmenez-moi au pays des merveilles / Il me semble que la misère / Serait moins pénible au soleil »
Tony Bennett, 91 ans, lui, chantait à une age très jeune dans des restaurants italiens de New York où il était serveur. Son père invalide était mort quand il avait 10 ans. Bennett ne composait pas mais a allié à l’art du chant celui de la peinture. Sa traversée du désert, il l’a connue lors de l’avènement du rock qui a supplanté la « pop américaine » qu’il chantait. Notez bien : le terme pop music, comme cool, n’a pas tout à fait le même sens en anglais qu’en franglais. Tony Bennett, donc, fut brutalement supplanté avec Sinatra et les jazzmen à-la-(grand-)papa par les vagues de ce que nous appelons pop-rock, du be-bop et du free jazz ; il dilapida sa fortune et s’adonna à la cocaïne ; mais trouva en l’un de ses fils un appui pour s’en sortir et connaître un renouveau de gloire avec la renaissance du jazz des années 20 à 40. Bennett, depuis, s’est concentré sur ce qu’il appelle « ses classiques » : Cole Porter, Gershwin, Duke Ellington, Louis Armstrong (dit « Pops »), par exemple. Il interprète ainsi les grands standards contenus dans les bibles du jazz que sont ou ont été le Great American Songbook et, pour les « pirates », le Real Book. Son fils gère si bien ses intérêts que je n’ai pas pu entendre sur Internet sa version de la chanson What is this Thing called Love (Porter). On trouve plutôt son duo avec Lady Gaga That Lady is a Tramp (Rodgers).
https://www.youtube.com/watch?v=fvoRQqGZ3Lc
Aznavour comme Bennett a surfé sur la vague des émissions de téléréalité. Auparavant, tous deux ont été également acteurs dans des films de bonne facture. Les peintures de Bennett sont appréciées et montrées dans des galeries, tandis qu’Aznavour est célébré dans un musée en Arménie, qui porte son nom.
Elsa Wack
[1] En anglais, « benefit concert », se prête ici à un joli jeu de mots avec le nom de l’artiste.
Pour marquer le 40ème anniversaire de la mort d'Elvis Presley (le 16 août 1977) et sans attendre le vingtième anniversaire de celle de Frank Sinatra, l'année prochaine (le 14 mai 1998), nous offrons à nos lecteurs un vidéoclip dela seule interprétation que ces deux artistes aient exécutée ensemble, avec des commentaires de leurs deux filles respectives, Lisa Marie Presley et Nancy Sinatra, ainsi que ceux de Frank Sinatra junior.
L'interviewée: Nicole Nolette est professeure adjointe en études françaises à l’université de Waterloo en Ontario, au Canada, depuis juillet 2017. Pour son livre Jouer la traduction. Théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone (2015), elle était lauréate du prix Ann-Saddlemyer de l’Association canadienne pour la recherche théâtrale et du prix du meilleur ouvrage en théâtre remis par la Société québécoise d’études théâtrales pour la période 2014-2016. Elle a publié de nombreux articles dans les domaines de la traductologie, du théâtre et des littératures franco-canadiennes. De 2014 à 2016, elle était chercheuse postdoctorale du Conseil de recherches en sciences sociales associée au Cultural Agents Initiative de l’université Harvard.
L'intervieweuse : Geraldine Brodie est maître de conférence en théorie de la traduction et en traduction du théâtre, et responsable de la maîtrise en théorie et pratique de la traduction à l'University College London. Geraldine a imaginé et co-organisé la série de conférences Translation in History et le Theatre Translation Forum et elle a été co-rédactrice en chef de la revue en ligne New Voices in Translation Studies de 2012 à 2015.
Ses recherches portent sur les pratiques de traduction du théâtre dans le Londres contemporain, y inclus la collaboration du traducteur dans la production du spectacle, ainsi que l'intermédialité et l'interlinéarité des surtitres. Elle donne fréquemment des présentations sur ces sujets au Royaume-Uni et à l'international et son travail figure dans de nombreuses publications. Geraldine est membre du panel de partenaires d'ARTIS, une nouvelle initiative de formation en recherche dans le domaine des études de traduction et d'interprétation.
Geraldine est détentrice d'une maîtrise en littérature comparée du University College London et d'un diplôme de premier cycle à Brasenose College, Oxford, où elle s'est spécialisée en linguistique, vieil et moyen anglais et vieux français. Elle a aussi un Diploma de Español como Lengua Extranjera de l'Instituto Cervantes. Les intérêts de recherche de Geraldine comprennent les voix multiples en traduction, la traduction théâtrale directe, indirecte et littérale, l'adaptation et la version, l'intermédialité des surtitres et l'éthique de la traduction. Geraldine est membre de l'Institute of Chartered Accountants in England and Wales et membre du Chartered Institute of Taxation. Sa première monographie, The Translator on Stage, sera publié en décembre 2017 par Bloomsbury.
GB : Votre récent livre, Jouer la traduction, [1] interroge le théâtre traduit et bilingue issu de contextes canadiens où le français est une langue minoritaire. Comment vous êtes-vous intéressée à ce sujet? Quelle était votre expérience du français au Canada?
NN :Je me suis intéressée au théâtre bilingue (français-anglais) et à sa traduction vers 2005, en étudiant avec Louise Ladouceur au campus francophone de l'Université de l'Alberta (Campus Saint-Jean). Je m'intéressais alors au théâtre bilingue de l'Ouest canadien, et je considérais qu'au lieu d'envisager la traduction de ce théâtre comme une impossibilité (comme une intraduisibilité), on pourrait l'envisager comme un jeu. J'ai ensuite voulu voir si ce jeu de la traduction pourrait se produire ailleurs, dans d'autres conditions postcoloniales ou diglossiques, par exemple. J'ai choisi d'étudier deux autres études de cas semblables à celle de l'Ouest canadien : la province de l'Ontario, à l'ouest du Québec et la région de l'Acadie à l'est du Québec. La ville de Montréal et l'Université McGill me semblaient être les lieux idéaux d'où observer l'évolution et la circulation des productions théâtrales d'un peu partout au Canada. J'y ai travaillé avec Catherine Leclerc, spécialiste du plurilinguisme littéraire et auteure de Des langues en partage? Cohabitation du français et de l'anglais en littérature contemporaine (2010).
J'ai aussi pu voyager sur les lieux de la production de ce théâtre et de ses traductions au fil des ans. Au cours des trois dernières années, j'ai habité aux États-Unis pour poursuivre un stage postdoctoral avec Doris Sommer au Cultural Agents Initiative de l'université Harvard grâce à une subvention du Conseil de recherches en sciences humaines du Canada. Et depuis un an, j'enseigne en Nouvelle-Écosse, à l'extrême frontière (et aux origines) du territoire de l'Acadie. Mes études en traductologie se sont faites en français dans des universités de langue anglaise, et c'est dans un contexte semblable que j'enseigne maintenant.
GB : Avez-vous des exemples de manières de présenter le théâtre d'expression française dans des contextes où le français est une langue minoritaire? Quelles sont les approches de la traduction, et quelles sortes de publics sont visés?
NN : Il y a une différence assez importante entre le théâtre produit à l'ouest du Québec (Ontario, Manitoba, Saskatchewan, Alberta, Colombie-Britannique) et celui produit à l'est (Acadie). En Ontario et au Manitoba, par exemple, les francophones forment environ 4 % de la population; en Alberta et en Saskatchewan, ce pourcentage ressemble davantage à 2 %. En Acadie du Nouveau-Brunswick, par contre, le français est la langue principale de 30 % de la population. Cette divergence dans la démographie des groupes minoritaires semble aussi trouver une place dans les pratiques de production et de traduction du théâtre bilingue.
En Acadie, la population francophone, pourtant en grande partie bilingue, crée peu de théâtre bilingue, mais investit toute une gamme de variétés du français dans sa production artistique. Certaines de ces variétés locales du français (dont le chiac de la région de Moncton) comprennent également des emprunts et des alternances codiques. C'est le cas, par exemple, du spectacle futuriste Empreintes, présenté par le Collectif Moncton-Sable d'après un texte de Paul Bossé, dans lequel figure une interprète cyber-sapienne du chiac qui s'amuse bien avec les traductions qu'elle nous offre.
En Ontario et encore plus dans l'Ouest canadien, les artistes de théâtre prisent davantage le théâtre bilingue. Ceux de l'Ouest canadien lui donnent souvent une vocation identitaire, ou communautaire, alors que ceux de l'Ontario ont un penchant pour l'exploration artistique, et parfois postdramatique, du bilinguisme sur scène. Je pense, par exemple, au spectacle Le Rêve totalitaire de dieu l'amibe de Louis Patrick Leroux, dans lequel le personnage de La Commentatrice pose des jugements ironiques en anglais sur l'action dramatique qui se déroule en français. Dans un autre spectacle, celui de L'Homme invisible/The Invisible Man, deux interprètes se partagent le récit : l'un raconte, l'autre traduit, puis le sens de la traduction s'inverse de sorte qu'il n'y a plus vraiment de langue de départ et de langue d'arrivée.
De manière similaire aux pratiques plurilingues, c'est vers l'ouest que les théâtres explorent plusieurs stratégies de traduction. Le surtitrage, par exemple, apparaît au Théâtre français de Toronto vers 2005 et est rapidement intégré dans plusieurs des institutions théâtrales minoritaires de l'Ontario et de l'Ouest. Par contre, il n'y a pas encore de politique de surtitrage en Acadie; quand elles circulent vers l'ouest, cependant, les productions théâtrales acadiennes peuvent être surtitrées.
Je m'intéresse à ces différences régionales par rapport au bilinguisme et à la traduction, mais j'envisage également comment les productions théâtrales circulent et sont légitimées dans les grands centres de théâtre au Canada : Montréal en français et Toronto en anglais. Comme les spectateurs de ces métropoles ne partagent pas nécessairement le bilinguisme des communautés minoritaires productrices des formes théâtrales qui nous intéressent, les créations se métamorphosent pour ces nouveaux publics. Ainsi, un même spectacle bilingue peut devenir plus ou moins bilingue en se rapprochant de spectateurs qui n'ont pas les capacités d'en comprendre le français ou l'anglais.
Ce sont ces deux niveaux (l'inscription première du bilinguisme et ses traductions subséquentes) que j'appelle la traduction ludique. Dans le livre, je fais part de certains paradoxes dans la réception des productions théâtrales bilingues ou surtitrées à Toronto et à Montréal. D'une part, à Toronto, les surtitres en anglais servent non seulement à attirer des spectateurs dont il s'agit de la langue première, mais aussi des spectateurs francophones déshabitués au français en raison du contexte minoritaire. D'autre part, les spectateurs francophones de Montréal sont eux aussi souvent bilingues, et résistent moins que prévu à la présence de l'anglais sur leurs scènes.
GB : Votre livre explore le concept de la « traduction ludique ». Pouvez-vous expliquer comment ce concept fonctionne en relation au théâtre d'expression française au Canada? Comment ce concept peut-il s'appliquer à d'autres formes de théâtre en traduction?
NN: J'ai parlé de traduction ludique à deux niveaux : celui d'une inscription ludique du bilinguisme dans un spectacle de théâtre, et celui de sa réinscription dans les traductions ultérieures de ce spectacle pour d'autres publics. Dans ces deux cas, la traduction ludique peut prendre la forme de personnages traducteurs, de répliques redistribuées ou de surtitres au-dessus de la scène. L'idée du jeu me semble particulièrement porteuse : elle traverse la langue (les jeux de mots, par exemple) comme le théâtre (où on parle de jeu de l'acteur). Considérer le théâtre franco-canadien sous l'angle du jeu est également assez innovateur : on déplore souvent l'assimilation en cours qui se manifesterait dans le bilinguisme des groupes minoritaires. Il me semble que le concept du jeu nous permet également d'ouvrir des possibilités par rapport à la traduction. Se donner du « jeu » (au sens de l'espace nécessaire au mouvement) dans l'activité de la traduction, c'est suivre le filon du jeu de mots et du jeu du plurilinguisme. C'est cesser d'envisager ces pratiques comme fondamentalement intraduisibles. Je crois également que le concept de la traduction ludique pourrait s'appliquer à d'autres formes de théâtre issues de groupes minoritaires au seuil de différentes langues. Les travaux de Tace Hedrick sur la poésie bilingue (espagnole-anglaise) d'Amérique du Nord et sa traduction, par exemple, me font penser qu'il y a des liens hémisphériques à tracer par la traduction ludique. Il y aurait aussi d'autres contextes plurilingues où ce serait intéressant de tester le concept, comme Hong Kong ou Iakoutsk.
GB : Je remarque que votre livre intègre des sources théoriques de langue anglaise et française. Comment envisagez-vous une traduction de votre propre livre en anglais?
NN : En écrivant ce livre, j'avais pour but de traverser les frontières linguistiques et culturelles de la théorie de la traduction, des littératures minoritaires et du spectacle. Le concept du jeu, par exemple, me permet de tirer de chez Johan Huizinga et Roger Caillois, mais aussi de la French theory retravaillée par les études culturelles américaines. J'ai voulu piger dans un répertoire interdisciplinaire et interculturel pour faire parler des objets qui traitaient de traduction et qui étaient encore en processus de traduction. Faire parler ces objets était peut-être plus évident en français : le livre s'adresse surtout à un public qui connaît déjà un peu le théâtre franco-canadien. La traduction de ce livre vers l'anglais demanderait une meilleure présentation du contexte qui anime les enjeux du théâtre franco-canadien afin d'y initier ce nouveau public.
GB : Où vous mènera votre recherche à l'avenir?
Depuis la publication de ce livre, je poursuis plusieurs pistes de recherche. L'une d'entre elles est l'apport de la technologie, omniprésente dans les productions théâtrales plurilingues et leur traduction. Le personnage de l'interprète cyber-sapienne dans Empreintes montre que le dialecte chiac et la traduction de style Babelfish peuvent aller de pair. L'utilisation des surtitres est un autre exemple de l'apport des technologies à la traduction du plurilinguisme. J'aimerais creuser davantage ce lien, peut-être même en enquêtant les manières par lesquelles on perçoit les technologies de la scène. Je cherche également à pousser plus loin la théorie du théâtre plurilingue : au-delà de la tragédie de l'assimilation, au-delà du jeu tout de même partiellement dénonciateur de la traduction ludique, il me semble qu'une autre forme de théâtre bilingue pousse encore plus loin pour viser la rencontre interculturelle. En ce sens, elle est porteuse d'espoir et de rencontres possibles. Au Canada, le jeu relève d'abord des artistes de théâtre franco-canadiens, l'espoir des artistes anglo-canadiens. Un examen plus complet prendrait en compte ces deux formes possibles du théâtre bilingue au Canada. Il reste à théoriser ces moments où la rencontre – et la traduction – semblent possibles.
[1] Jouer la traduction Théâtre et hétérolinguisme au Canada francophone Les Presses de l'Université d'Ottawa 27 mai 2015
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