L'article qui suit a été rédigé par notre contributrice, Audrey Pouligny. Audrey est admise au Barreau de Paris et traduit de l’anglais vers le français en mettant au service de ses clients sa connaissance approfondie des systèmes juridiques en vigueur en France et aux États-Unis. Son site internet est : Quidlingualegal.com. Quand elle ne traduit pas, elle organise des groupes de discussion en anglais et en espagnol, à Angers, en France, dans les Pays de la Loire où elle réside.
« C’est jaune, c’est moche, ça ne va avec rien, mais ça peut vous sauver la vie. »
Ça vous rappelle quelque-chose ? Il s’agit du slogan entendu par tous les français, en 2008, porté par la prévention routière française, arborant fièrement le portrait et la voix de la maintenant défunte rock star de la mode, Karl Lagarfeld, la seule personnalité capable de faire de la couleur avec du noir et du blanc.
En 2008, le gouvernement français a imposé une obligation à tous les conducteurs : le port d’un gilet de « haute visibilité » en cas d’arrêt d’urgence sur la route, sous peine d’une amende forfaitaire de 135 euros. Le reste du temps, ce gilet, jaune dans l’immense majorité des cas, doit être à portée de main dans tous les véhicules.
Dix ans plus tard, voilà ce qu’il reste pour beaucoup : le goût d’une obligation imposée, à la française, vécue comme une infantilisation, une guerre contre les automobilistes pour protéger cyclistes et piétons face à la barbarie routière. L’enfant en mode rebelle était prêt à surgir.
Dans le domaine politique, les couleurs ont toujours été largement utilisées afin de façonner des identités en créant une sorte d’unité émotionnelle.
Cela ne surprendra personne, le rouge, porté par les drapeaux de la révolution française, a joué un rôle symbolique fort, un symbole de radicalité. Les brassards de couleurs, historiquement, ont également été mis à disposition par les partis politiques à leurs sympathisants. Quant au jaune lui-même, si son utilisation en matière politique est plus difficile à retracer, il a notamment été utilisé en Australie par les mouvements sociaux des autochtones, afin de renvoyer à la symbolique du jaune soleil créateur de vie.
L’unité émotionnelle créée avec les couleurs permet de délivrer un message de solidarité et de contestation.
Les couleurs permettent de créer des structures en suspens [1] - des structures qui se poursuivent pendant une période de ralentissement du mouvement social et qui préservent dans la mémoire collective le souvenir de la lutte ainsi que de l'identité et des significations qui y sont associées. On peut encore y voir ce que Hannah Arendt appelait un « évènement », un moment imprévisible qui produit de la discontinuité.
Cette discontinuité dans l’unité émotionnelle peut être illustrée par les premiers mouvements de libération de la femme. En 1907, la National Union of Women's Suffrage Societies (NUWSS) a adopté le rouge et le blanc dans le cadre de sa grande manifestation. L’année suivante, la Women’s Social and Political Union (WSPU), plus militante, a décidé d’arborer ses propres couleurs afin de se distinguer de la NUWSS. Le blanc pour la pureté, le violet pour la dignité et le respect de soi, et le vert pour l’espoir d’un nouvel élan. Il s’en est suivi un succès commercial énorme, avec commercialisation de brassards, d’écharpes et de broches à tour de bras.
Bien des années plus tard, en 2005, des femmes membres de mouvements féministes interrogées sur leur engagement social, rapportent l’écho émotionnel joué par les couleurs. Les propos ainsi recueillis convergent vers les mêmes idées : le sentiment d’appartenance, le partage d’un même combat, un sentiment de renfort et d’encouragement. Ces sentiments se prolongent en se rattachant à l’histoire, où un sens historique aux identités et valeurs défendues trouvent encore davantage de sens. La lutte pour l'égalité procure aux membres des mouvements sociaux un sentiment de solidarité et de gratitude.
Mais ce message de lutte pour l’égalité peut se tinter de ce que les psychologues appellent le phénomène de désindividuation. [2]
Porter une même tenue augmente l’estime de soi des individus et leur agressivité, en diminuant leur sentiment de responsabilité personnelle. Le phénomène de désindividuation, c’est cela. On gomme les originalités de chacun et on insiste sur leurs ressemblances, l’anonymat et l’interchangeabilité des individus.
Les personnes se joignent à un mouvement social parce que cela rehausse le sentiment de leur propre valeur, souvent mis à mal par le sentiment d’injustice qu’elle dénoncent.
Personne ne l’avait vu venir, mais ce gilet jaune maintenant à disposition dans tous les véhicules, est devenu un uniforme. On a dit aux français que ce gilet pouvait sauver des vies, est arrivée l’heure de la « haute visibilité » pour vérifier si c’est effectivement le cas. Or, dans toutes les sociétés, l’usage des uniformes est strictement encadré car il confère un statut et un pouvoir d’action augmenté par la communauté qui l’arbore.
Comme le souligne le politologue Loïc Blondiaux [3], l’appropriation ainsi non contrôlée de cet uniforme marque le retour sur la scène politique des classes populaires, qui réinvestissent le débat public, avec leurs codes, leur langage, en imposant leurs propres symboles et leur propre vocabulaire.
C’est ainsi que la scène sociale se fait le témoin d’une guerre de couleurs et, a fortiori, d’uniformes.
En riposte aux gilets jaunes, nous avons vu les foulards rouges faire irruption en dénonçant les actions des gilets jaunes et l’inaction des pouvoirs publics.
Cette fois, le foulard rouge, un uniforme en hommage au symbole des fêtes de Bayonne, rappelle le soutien à la république. Derrière ce symbole, des personnes se ralliant afin d’exprimer leur souhait de circuler et travailler librement, et de voir l’ordre public et les libertés individuelles rétablis.
En conclusion, la mémoire publique gardera à l’esprit que les stratégies visuelles des partis politiques et des mouvements sociaux sont riches en informations sur la façon dont ces derniers essaient de communiquer avec leurs sympathisants.
Ces stratégies créent des langages symboliques qui portent sur l'identification émotionnelle ainsi que sur les besoins organisationnels, par le biais de marques distinctives [4], pour employer un langage marketing moderne, visant à fidéliser l’attrait vis-à-vis des marques ainsi créées.
[1] Marian Sawer, de l’Université nationale australienne, dans son article intitulé « Wearing your Politics on your Sleeve: The Role of Political Colours in Social Movements », publié en mai 2007 dans la revue « Social Movement Studies ».
[2] Sébastien Bohler, Docteur en neurobiologie, rédacteur en chef de Cerveau & Psycho, nº107 – février 2019.
[3] Loïc Blondiaux dans l’hebdomadaire le 1 nº232 du 16 janvier 2019.
[4] Marian Sawer, de l’Université nationale australienne, dans son article intitulé « Wearing your Politics on your Sleeve: The Role of Political Colours in Social Movements », publié en mai 2007 dans la revue « Social Movement Studies ».
Lecture supplémentaire :
Des expressions anglaises colorées :
white shoe firms, white hat bias, blue stockings, pink collar worker, great collar
Les commentaires récents
la biographe du poète Siegfried Sassoon :
The green, green grass of home